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«Se réclamer des Lumières c’est dire que l’on est à l’origine du sens» Corine Pelluchon

La rédaction
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Publié le 14 mai 2021

Quelle définition donneriez-vous des Lumières classiques et en quoi celles que vous proposez s’en distinguent-elles ?

Corine Pelluchon. D’abord, il ne faut pas réduire les Lumières au XVIIIe  siècle, car elles désignent avant tout une attitude qui a du sens à toute époque. Il s’agit d’avoir un regard critique sur le présent, d’identifier les risques que l’on court et les défis que l’on doit relever. Autrement dit, les Lumières, qui insistent toujours sur le fait que l’on peut reprendre son destin en main, portent un projet d’émancipation individuelle et collective.

La clé de cette émancipation, qui doit conduire à des changements à la fois chez les personnes et sur le plan des structures, des institutions, est l’autonomie. Se réclamer des Lumières, c’est dire que l’on est à l’origine du sens, que ce ne sont pas les religions ni les coutumes qui doivent dicter le cours des choses.

Cela ne veut pas dire qu’on va jeter par-dessus bord toutes les traditions, mais on ne les acceptera pas sans réflexion. Et l’on estime que certaines manières de penser et d’agir sont datées.

Enfin, se réclamer des Lumières, c’est identifier l’adversaire : les anti-Lumières. Ces dernières sont nées en même temps que les Lumières et désignent une structure intellectuelle, c’est-à-dire qu’elles portent un projet bien défini, même s’il prend des formes nouvelles au fil du temps.

Alors que les Lumières défendent toujours la liberté de penser, l’autonomie, qu’elles cherchent à établir une société d’égaux, affirment l’idée de l’unité du genre humain et s’appuient, pour ce faire, sur la raison, les anti-Lumières tentent de promouvoir un ordre hiérarchique, souvent fondé sur la religion. Les anti-Lumières ont une idée figée de la nature humaine qui justifie l’asservissement d’une partie de l’humanité par l’autre (des femmes par les hommes, par exemple) et elles s’opposent à l’idée de l’égalité des personnes et des peuples.

Nationalistes et xénophobes, méprisantes à l’égard des droits de l’homme et affichant une haine de la raison qui alimente le complotisme, elles ont culminé avec le nazisme et se manifestent aujourd’hui un peu partout dans le monde avec la montée des partis d’extrême droite qui fait planer le risque d’États fascisants.

« L’idéal d’un progrès par la raison s’est effondré, et la raison est même devenue suspecte »

Vous démontrez qu’il y a une continuité entre les Lumières du passé et celles qui pourraient naître aujourd’hui, mais il y a aussi une rupture puisque vous parlez dans Les Lumières à l’âge du vivant de nouvelles Lumières.

C.P. En effet, le contexte historique, technologique et épistémologique est différent. Entre le XVIIIe  siècle et nous, il y a eu Auschwitz, les goulags, Hiroshima, les crimes coloniaux.

Autrement dit, l’idéal d’un progrès par la raison s’est effondré, et la raison est même devenue suspecte, puisqu’on a vu qu’elle pouvait servir les entreprises les plus barbares et les plus irrationnelles.

La technique n’est plus adossée à un projet d’émancipation politique et sociale, et les moyens, qui sont illimités, s’inversent en fins, c’est-à-dire qu’on met sur le marché des tas de techniques qui ne répondent pas forcément aux besoins des êtres humains, mais servent les intérêts de grands groupes privés.

Cela n’a rien à voir avec la confiance que Descartes plaçait en la technique : quand il écrivait qu’elle nous rendra « comme maîtres et possesseurs de la nature », il pensait surtout au fait qu’elle contribuerait au progrès de la médecine et allongerait l’espérance de vie, qui était courte à l’époque. On a complètement changé d’échelle !

Aux XVIIe et XVIIIe  siècles, la nature est une géante et l’être humain le prolétaire de la création ; il doit se donner du mal pour survivre ! Aujourd’hui, l’humain, par ses activités économiques, ses technologies et son poids démographique, modifie la composition chimique de l’atmosphère, met en péril l’habitabilité de la Terre.

Mais surtout, ce que je montre, c’est que, si l’on veut défendre l’autonomie, la démocratie, l’idée d’une unité du genre humain, il faut remettre en cause les présupposés anthropocentristes et dualistes des Lumières, et même de l’Occident. C’est là la rupture avec les Lumières passées qui nous ont transmis un projet de maîtrise et qui opposent la civilisation et la nature. Ce dualisme nature/culture et cette séparation radicale entre l’humain et les autres vivants sont le vice de notre civilisation qu’il s’agit d’extirper.

Ainsi, les nouvelles Lumières que je propose sont radicalement écologiques au sens où l’écologie est la sagesse ou la rationalité de notre habitation de la Terre, qui est toujours une cohabitation avec les autres, humains et non-humains. Non seulement elles ne sont pas dualistes, mais, de plus, elles supposent de prendre au sérieux la condition terrestre et charnelle de l’humain, le fait qu’il mange, respire, habite quelque part, et est toujours en contact avec les autres vivants.

L’écologie, la justice envers les animaux – le fait de leur permettre de vivre une vie épanouie au lieu de les utiliser comme de simples moyens au service de nos fins ou de détruire leur habitat –, le souci pour les conditions de vie des générations futures deviennent de nouveaux devoirs de l’État.

Le contrat social ne se borne plus à la sécurité et à la réduction des inégalités entre nous, mais l’écologie, telle que je la définis, est au cœur d’un nouveau contrat social, comme je l’ai montré dans un livre précédent, Les Nourritures. Philosophie du corps politique (Seuil, 2015 ; Points Essais, 2020).

Et il en est ainsi non parce que cela me plairait ou que cela renverrait à mes valeurs mais parce que nous sommes dépendants des écosystèmes et des autres, Humains et non-humains, et donc que la santé de la Terre, le rapport aux autres vivants et aux générations futures font partie de notre existence.

Cela suppose un changement radical dans notre rapport au monde et dans nos rapports sociaux…

C.P. Oui, une révolution anthropologique est au fondement des nouvelles Lumières : l’humain n’est pas seulement liberté, il n’est pas à penser comme un individu hors sol, séparé des autres et de la nature, mais il est considéré dans sa condition terrestre et charnelle. Cela l’oblige à faire de la place aux autres, humains et non-humains, présents et futurs.

Pour fonder une théorie politique et une éthique qui prennent en considération le rapport aux autres vivants et à l’écologie, je m’appuie donc sur une méthode philosophique que j’approfondis de livre en livre : la phénoménologie, la description de l’humain, son existence concrète.

C’est cette philosophie de la corporéité et de l’habitation de la Terre qui permet de dégager des invariants, des structures de l’existence, qui sont universelles ou universalisables. Car il y a une diversité des cultures, mais nous avons tous un corps et sommes tous des êtres engendrés, mortels, qui respirent, ont faim, etc. Cet universalisme charnel n’est pas hégémonique, car la méthode que j’utilise ne consiste pas à partir de points de vue particuliers en prétendant qu’ils sont universels et en adoptant une attitude surplombante et condescendante, comme c’était le cas de l’universalisme d’antan. La méthode phénoménologique que j’utilise rénove le rationalisme, qui n’est plus arrogant ni aveugle aux différences.

Elle permet de dégager des principes qui seront appliqués, selon les contextes, par les personnes intéressées, et non par des maîtres émancipateurs. Le philosophe, en décrivant la condition humaine, fournit des outils pour construire un projet de société et même pour penser un humanisme de l’altérité et de la diversité : il y a une seule condition humaine et une diversité de cultures et, même, de formes de vie et d’existence. Le cœur de ces Lumières à l’âge du vivant est la reconnaissance de ce qui nous relie aux autres, y compris aux animaux, et notre responsabilité à l’égard du monde commun, qui est composé des générations passées, présentes, futures, du patrimoine naturel et culturel, modifie de l’intérieur le sens que l’on accorde à la liberté. Elle n’est pas égoïste, mais infléchie par ce que nous savons des conséquences de nos modes de vie sur les autres.

Ainsi, les notions cardinales des Lumières, à savoir l’autonomie ou la liberté, la démocratie, l’unité du genre humain et la rationalité, sont reconfigurées à la lumière de cette prise au sérieux de notre condition terrestre et charnelle et des défis technologiques et écologiques de notre temps. C’est cela le contenu des nouvelles Lumières que je propose.

« Si on refuse tout idéal universalisable et pense qu’il n’y a que des particularismes, on ne pourra jamais construire un projet commun »

Les Lumières sont souvent attaquées encore aujourd’hui, mais vous classez différemment ses détracteurs selon qu’ils émettent des critiques que nous pourrions juger constructives ou qu’ils en contestent les fondements mêmes. Quels sont ces différents courants de pensée ?

C.P. Oui. Il ne faut pas confondre les anti-Lumières dont je viens de parler et qui sont situées à l’extrême droite et les postmodernes des années 1960 et 1970 qui viennent plutôt de la gauche.

Les postmodernes, notamment les féministes et les postcoloniaux, sont sévères à l’encontre des Lumières passées, auxquelles ils reprochent d’avoir été impérialistes et violentes, mais ils ne s’opposent pas à leur idéal d’égalité et de justice. Ils ont raison de dire que ces dernières n’ont pas été capables de tenir leur promesse. Car certains philosophes des Lumières passées avaient des préjugés raciaux et on a attendu longtemps avant que les droits de l’homme deviennent aussi les droits des femmes et des minorités !

Il est également vrai qu’en Occident on s’est souvent abrité derrière des principes prétendument généraux pour imposer une culture et justifier, par exemple, le colonialisme. Cet universalisme était faux et abstrait, faux car abstrait et fondé sur une conception élitiste et discriminatoire de l’humain. Mais les postmodernes commettent l’erreur de jeter le bébé avec l’eau du bain en disant que tout universalisme est suspect et nécessairement hégémonique.

Il faut, bien évidemment, faire attention à ses angles morts, à sa tendance à faire passer pour universel ce qui est propre à sa culture. Mais si on refuse tout idéal universalisable, et qu’on pense qu’il n’y a que des particularismes, eh bien, on ne pourra jamais construire de projet commun ! Comment voulez-vous qu’on arrive à renverser l’ordre économiste du monde et à promouvoir un modèle de développement écologiquement soutenable et plus juste si on manque de repères universalisables ?

Par ailleurs, le relativisme, l’idée qu’il n’y a pas de pistes communes pouvant être reconnues comme valides par tous et toutes, au moins provisoirement, laisse un vide qui profite toujours aux anti-Lumières. Sans un projet fondé sur la raison, qui nous permet de définir ce qui peut avoir du sens à l’échelle collective, les individus et les sociétés sont désorientés et beaucoup de personnes se laissent séduire par des récits simplificateurs. C’est ainsi qu’apparaissent des politiques de l’identité qui rivent les individus à leur appartenance et opposent une partie de l’humanité à une autre.

Autrement dit, il est indispensable de prendre au sérieux les critiques venues des postmodernes, mais il importe aussi, comme j’essaie de le faire, de proposer un universalisme non hégémonique afin de se donner les moyens de dépasser le relativisme et de relever les défis de notre temps.

« Le Schème est une matrice qui s’immisce dans les structures, mais aussi dans nos têtes et dans nos cœurs »

Pour réussir les transformations que vous préconisez, vous proposez la notion de « schème » et vous dites que les nouvelles Lumières impliquent un nouveau schème. En quoi consiste-t-il ?

C.P. La modernité tardive a vu l’émergence d’un rationalisme instrumental, où la raison, identifiée au calcul et incapable de distinguer le juste de l’injuste, pouvait servir n’importe quelle fin. Mais, il y a, d’après moi, une amputation plus originaire de la raison qui vient de la séparation radicale entre l’humain et les autres vivants ainsi que du dualisme nature/culture.

Pour sortir de cette histoire qui est celle d’une raison devenue folle qui conduit à l’inversion du progrès en régression, il fallait montrer le lien entre des phénomènes qui, au premier abord, sont très différents, comme le totalitarisme, le capitalisme, la bureaucratisation de la société, l’autonomisation des techniques, l’exploitation sans limites de la nature et la réification des vivants. Or c’est ce que la notion de Schème permet.

Au lieu de dire que le capitalisme est le seul responsable de la crise actuelle, je montre qu’il y a un principe dynamique qui organise notre société et qui transforme tout (l’agriculture, l’élevage, la politique, la relation aux autres, etc.) en guerre.

J’appelle schème l’ensemble de représentations conscientes et inconscientes qui déterminent nos choix économiques, politiques, expliquent notre comportement et colonisent notre imaginaire. C’est une matrice qui s’immisce dans les structures, mais aussi dans nos têtes et dans nos cœurs. C’est pour cela que, si nous en sommes l’origine, elle est difficile à destituer, d’autant qu’elle comporte des représentations inconscientes liées à notre rapport à nous-mêmes, à notre corps, à la mort, à notre place par rapport aux autres vivants, etc.

Pour moi, le schème de notre société, c’est le schème de la domination. C’est une triple domination : des autres, de la nature à l’extérieur de soi et de notre propre nature. C’est ce schème qui fait que la raison est prise dans les rets de la domination et qu’elle s’est coupée de sa dimension morale, de l’interrogation sur ce qui vaut.

Pour promouvoir un modèle de développement écologiquement soutenable et plus juste, pour être capable de faire de la transition écologique un projet de coopération et apprendre à vivre avec autrui, en faisant de la place aux autres vivants, il ne suffit pas de faire la révolution, qui risque de reconduire la domination. Il faut changer de schème. Cela passe par un remaniement des cartes mentales et, évidemment, par des changements sur le plan économique et politique, mais le fond de l’affaire est le rapport au corps, à la vulnérabilité, à la finitude.

Quand on approfondit la connaissance de soi comme être charnel et terrestre, la conscience d’appartenir à un monde commun, de ce qui nous relie aux autres, humains et non-humains, passés, présents et futurs, devient une évidence, un savoir incorporé qui change nos désirs. On a envie de transmettre un monde habitable et on n’a plus besoin de s’imposer en écrasant autrui. L’idée d’élever les bêtes au mépris de leurs besoins de base, l’obsession du contrôle, le rapport de prédation au monde cèdent la place à d’autres aspirations, et cela va de pair avec des changements dans les modes de consommation et les pratiques, au moins au niveau local. La transition écologique, la capacité d’habiter la Terre et de partager les richesses et les ressources, c’est la traduction sur le plan politique du schème de la considération qui implique de faire de la créativité ou de la liberté individuelle et de la préservation du monde commun les deux critères de nos choix politiques, économiques, technologiques.

Dans un tel schème, le travail est réorganisé et les techniques qui peuvent créer des dommages irréversibles n’ont plus leur place. J’ai décrit, dans Les Lumières à l’âge du vivant, ce que sont les sciences et les techniques, la politique et l’économie dans le schème de la domination et ce qu’elles seraient dans le schème de la considération.

Mais comment substituer à la dynamique actuelle de domination que vous identifiez une autre dynamique ? Concrètement, quels sont les moyens à notre disposition pour opérer un tel bouleversement ?

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