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Bertrand Badie « La défaite de la puissance ou comment la guerre a changé de nature »

Spécialiste des relations internationales, Bertrand Badie est professeur émérite des universités à Sciences Po Paris. Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages au fil desquels il nous invite à donner toute leur place aux anciens colonisés, à ceux si longtemps dominés par les grandes puissances et à remettre l’humain au centre du jeu.
La rédaction
Dominique Sicot
Publié le 13 mai 2024

— Vous avez récemment codirigé avec Dominique Vidal un ouvrage intitulé Le monde ne sera plus comme avant. Qu’est-ce qui a changé ?

Bertrand Badie : Nous avons fait ce livre, car nous étions inquiets face à l’inflation du terme « retour » en politique internationale. Cette mode, revenue très fort depuis la chute du mur, consiste à affirmer que tout ce qui se produit aujourd’hui n’est que le retour de ce qui existait avant.

Cet « avant » étant lui-même mobile : « avant » la « post-bipolarité », ou « avant » la bipolarité, ou même « avant » la Seconde Guerre mondiale… Or, l’histoire n’offre jamais d’aller-retour, mais toujours des allers simples, tant le contexte ne cesse de changer. Cette inflation du terme « retour » est pernicieuse, car ce terme conduit à un mauvais diagnostic et donc à une thérapie erronée.

Nous voulions affirmer en particulier qu’il n'y avait pas de « retour de la Guerre froide ». Qu’il est même trop simple de parler « d’un retour de la guerre », tant la conflictualité a profondément changé dans sa nature. Que ce n’est pas non plus un retour des nations au sens que celles-ci pouvaient avoir au XIXe siècle, à l’époque du mouvement des nationalités, ni même au sens que lui donnait le XXe siècle au cours duquel se mêlaient déjà un ultranationaliste au Nord et un nationalisme d’émancipation au Sud.

De même, il est totalement infondé de parler d'un retour pur et simple des frontières, ou des territoires à un moment où la mondialisation ne cesse de s’approfondir et de se complexifier.

« L’histoire n’offre jamais d’aller-retour, mais toujours des allers simples, tant le contexte ne cesse de changer »

Nous voulions combattre cette mauvaise tendance, et alerter des dangers propres aux comparaisons abusives et simplifiées. Mais aussi essayer de mettre des mots sur des réalités nouvelles, et d’en faire des concepts pour les analyser de façon plus pertinente.

Le conflit israélo-palestinien montre ainsi qu’il est urgent de traiter la question de la nouvelle conflictualité dans toutes ses dimensions inédites. L’illusion d’Israël, mais aussi de bon nombre d’états, surtout du Nord, est de croire que tout est et demeure dépendant du rapport de puissance. Or, les horreurs du 7 octobre ont montré que celle-ci ne pouvait rien devant la rage, que la puissance ne garantissait plus l'invincibilité.

De même est-il important d’enfin nommer cette mondialisation, de montrer tout ce qu’elle a d’irréductible au passé. L’interdépendance, propriété principale de la mondialisation, contredit l’idée de souveraineté. Le principe de territorialité est de ce fait mis en échec à son tour. Et toutes ces lois sur l’immigration qui ne cessent de nous envahir – elles, pour de bon ! – ne correspondent pas du tout à la réalité d’un temps où, par définition, les populations seront de plus en plus mobiles. Où les échanges de populations entre zones à explosion démographique et zones à asphyxie progressive rendront de plus en plus indispensables la banalisation et la régulation de tous ces flux migratoires.

De même faut-il apprendre à renommer ce qui constitue maintenant cette fièvre nationale populiste qui, si elle évoque bien des souvenirs, est de facture inédite. Le populisme d’hier, celui qui a marqué les années 1930, et a fortiori le XIXe siècle, ne s’adressait pas du tout à ce qui fait l’obsession populiste d’aujourd’hui, à savoir la peur de la mondialisation.

— Les conflits armés ont été légion en 2023. Tous cependant ne semblent pas de même nature ?

B. B. : Fondamentalement, la guerre a changé de nature, mais cela n’empêche pas, et c’est toute l’équivoque de notre nouveau monde, que des guerres « à l’ancienne » viennent se glisser dans cette scène internationale totalement renouvelée.

Vladimir Poutine est en effet un homme du XIXe siècle. Il raisonne en fonction d’une géopolitique aujourd’hui totalement dépassée. En février 2022, on a vu apparaître, de son fait, une guerre de conquête, une forme de conflictualité doublement traditionnelle : d’abord, parce qu’elle était interétatique alors qu’à peine 10 % des conflits aujourd’hui opposent, dans leur origine, des états entre eux.

Et ensuite, parce qu’elle avait une vision annexionniste, ce qui était monnaie courante jadis, mais a presque totalement disparu du paysage depuis 1945. À compter de cette date, les conquêtes sont extraordinairement limitées : conquête de Chypre Nord par la Turquie en 1974, de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud par la Russie en 2008, et celle de la Cisjordanie et de Gaza par Israël, mais qui n’a jamais abouti à un résultat achevé et n’a jamais été admise par le droit international.

« Cette défaite de la puissance, nul n’a su réellement l’expliquer, la théoriser, la conceptualiser, si bien que l’on est toujours dans un brouillard qui se répète. Les erreurs commises hier au Vietnam ou en Afghanistan se retrouvent aujourd’hui à Gaza »

Si on voit tout d’un coup resurgir cette guerre traditionnelle sous les traits du conflit ukrainien, on constate en même temps, et de façon significative qu’elle n’a pas atteint ses objectifs. Le fameux rapport de force, clé de toute stratégie guerrière dans les temps anciens, n’a pas joué. Au bout de deux ans de conflit, la troisième armée du monde n’est parvenue à contrôler que 16 % des...

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