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Sortir les villes du narcotrafic Le débrief du colloque

L'inspiration politique a organisé le colloque Sortir les villes du narcotrafic au Sénat, le 17 juin. Voici la synthèse des points abordés par les intervenants.
Bruno LAFOSSE
Publié le 18 juin 2025

Lina Jali, coprésidente de l’Association Dircab

La lutte contre le narcotrafic n’est pas une compétence directe des collectivités, mais les villes ne peuvent détourner le regard.
Le narcotrafic est une question de sécurité publique. Il s’agit d’une conquête territoriale opérée par les trafics, via des modes de consommation et de vente très ubérisés, impliquant de très jeunes mineurs.
Un défi complexe, nécessitant la mobilisation de l’État au premier chef, mais aussi des associations qui assurent le lien avec les familles.

Jean-François Boyé, président de CoopCab

L’exemple de Gennevilliers : une coopération étroite avec la police nationale, complétée par une politique de prévention ambitieuse.


  • Création d’espaces jeunesse dans chaque quartier

  • Mise en réseau des jeunes et étudiants

  • Formations transversales pour les professionnels
  • 
Déploiement d’un espace santé jeunesse

  • Accueil spécifique des collégiens exclus dans un service municipal encadrant


Des outils de médiation sont également mobilisés pour apaiser les tensions interquartiers et prévenir les violences intrafamiliales.
 L’objectif : empêcher le basculement dans la délinquance, qui relève ensuite de la police nationale — pour laquelle davantage de moyens sont demandés.
Une politique préventive, porteuse de résultats.

Aurélien Mallet, président de Dextera


Le narcotrafic est omniprésent, transverse à toutes les couches sociales. Aucun territoire n’est épargné.
Les priorités des citoyens aux municipales selon l’Ifop :

  • Sécurité et lutte contre le narcotrafic
  • Finances locales
  • Accès aux soins


Les deux premières traduisent un profond sentiment d’abandon.
La police est confrontée à une lutte sans fin.
Questions soulevées :

  • 
Condamnation des consommateurs

  • Urbanisme comme outil de lutte 

  • Expulsion des familles de trafiquants des logements sociaux

Pourquoi l’État ne prend-il pas pleinement la mesure de ce fléau ancien ?
 Pourquoi les solutions de consensus votées au Sénat n’émergent-elles pas à l’Assemblée ?

Frédéric Lauze, secrétaire général du Syndicat des commissaires de police

Un trafic de grande ampleur

240 000 personnes vivent du narcotrafic, un marché estimé à 4 à 5 milliards d’euros.

Une vulnérabilité française accrue

La France est particulièrement exposée : géographie ouverte, 6 000 km de littoral, consommation record de drogues et de médicaments.

Un trafic qui s’est transformé
Le narcotrafic a muté, il s’est industrialisé. On assiste à une explosion parallèle de l’offre et de la demande.

Un déséquilibre dans la lutte
Nous faisons face à une criminalité agile et nomade, alors que la police ne l’est pas.

Un système mafieux bien ancré

Le trafic fonctionne selon un modèle mafieux : loyauté, discipline, terreur, infiltration économique, violence.

Une implantation territoriale profonde
La drogue s’enracine dans les territoires, occupe un espace public fragmenté, s’implante dans les cités et les HLM.
Les trafiquants opèrent depuis Dubaï, Rabat et les quartiers, au sein de réseaux communautarisés.

Une jeunesse happée dès l’enfance

Des enfants dès 10 ans deviennent choufs. On observe l’émergence de tueurs à gage âgés de 13 ans, dirigés depuis des prisons poreuses.

Pistes d’action proposées

  • Repenser l’urbanisme
 : supprimer les espaces publics fragmentés et dysfonctionnels qui facilitent les trafics.
  • Renforcer les coopérations locales
 : impliquer les élus et les bailleurs sociaux dans la prévention. Déployer la vidéoprotection en partenariat avec la police. Développer des polices de proximité.
  • Lutter contre le blanchiment
 : repérer les signaux faibles (commerces douteux), croiser les fichiers à l’échelle nationale.
  • Prévention : 
lancer une grande campagne de prévention contre les méfaits de la drogue, à l’image des campagnes sur l’alcool et le tabac.

Jérôme Fourquet, politologue, directeur du département Opinion à l’IFOP présente l’étude réalisée par l’institut pour L’Inspiration politique

La banalisation de la consommation
Plus d’un quart des Français connaissent des fumeurs de cannabis dont 47 % chez les moins de 35 ans.
Les plus de 65 ans semblent moins concernés (9 %), soit par réalité, soit parce qu’ils ne perçoivent pas les codes.
Résultat : près de 12 millions de Français côtoient un consommateur dans leur cercle proche.

Une banalisation dans les mentalités
Parmi ceux qui côtoient des consommateurs, seuls 39 % se disent choqués.
Autrement dit, 6 Français sur 10 ne sont pas heurtés par cette consommation : c’est entré dans les mœurs.

Un fait de société majeur
50 % des adultes ont déjà consommé du cannabis.
10 % en consomment chaque année.
La consommation concerne toutes les strates sociales. Il y a un glissement culturel, comme pour l’alcool il y a plusieurs décennies. Et une absence totale de campagne de prévention, de peur d’admettre l’ampleur du phénomène. La concentration de THC est en forte hausse : on parle aujourd’hui de “frappe”. La consommation de drogues répond aussi à un besoin dans une société anxieuse : la France est aussi un des plus grands consommateurs d’anxiolytiques. Enfin, les drogues dites “fonctionnelles”, comme la cocaïne dans la logistique ou le BTP, révèlent les tensions sociales profondes.

L’effet de l’exposition territoriale
Le ressenti change selon l’exposition : ceux fréquemment confrontés aux nuisances du trafic (points de deal, deals de rue, etc.) sont 65 % à être choqués si un proche consomme. À l’inverse, les habitants jamais exposés sont beaucoup plus tolérants. La confrontation directe au trafic modifie profondément le jugement.

Un consensus clair sur le rôle de l’État
Pour 38 %, la lutte contre le trafic est d’abord une responsabilité de l’État.
Seuls 10 % pensent qu’elle relève prioritairement des municipalités.
Une majorité reconnaît toutefois que les communes ne sont pas assez mobilisées, surtout en province (68 %).

Un phénomène nationalisé
Le trafic n’est plus cantonné à quelques quartiers sensibles. Dans les communes de plus de 10 000 habitants, 1 tiers des habitants disent être exposés au trafic de temps en temps ou régulièrement. Cela illustre une diffusion massive sur tout le territoire.

Les lieux à protéger en priorité
Les abords des établissements scolaires arrivent en tête.
Viennent ensuite les halls d’immeuble, puis les jardins publics.
Une preuve que le trafic s’est inséré dans les espaces du quotidien.

Digitalisation et mutation du trafic
Le trafic s’adapte à nos modes de vie post-Covid : e-commerce, livraison à domicile. Moins de visibilité sur les points de deal, mais le contrôle territorial et le blanchiment se poursuivent.

Une puissance inédite des organisations criminelles
Certaines structures ont atteint un tel niveau qu’elles défient directement l’État : attaques de prisons, conférences de presse… La France entre dans une phase déjà observée en Belgique et aux Pays-Bas, où l’État central recule.

Sébastien Cote, adjoint au maire de Montpellier, vice-président du Forum français pour la sécurité urbaine

Au Forum français pour la sécurité urbaine, nous portons des propositions concrètes pour lutter contre les commerces de façade et le blanchiment d’argent.
Aujourd’hui, je lance un cri d’alarme, et je profite de la présence d’élus pour le faire entendre : nous n’en pouvons plus.
Depuis 15 ans, dans nos centres-villes, on assiste à la prolifération de petits commerces non désirés, sans véritable clientèle, et souvent générateurs de troubles à l’ordre public. Ils relèvent directement des trois pouvoirs de police du maire : sécurité publique, tranquillité publique et salubrité publique.
Les citoyens nous interpellent tous les jours :
« Une troisième épicerie de nuit dans ma rue ? »
« Un quatrième bar dans le quartier ? »

Nous n’avons aucun moyen de contrôle administratif suffisant pour y répondre efficacement.
Je ne demande pas des pouvoirs de police judiciaire. Ce n’est pas notre rôle.
 Mais nous avons besoin de moyens de police administrative spécifiques pour encadrer ces commerces. Il faut cesser de nous opposer la liberté du commerce. Aujourd’hui, ces établissements s’ouvrent, ferment, rouvrent sans contrôle réel.
 À Montpellier, le maire Michaël Delafosse agit : 150 fermetures administratives depuis 2020. Mais les établissements rouvrent comme si de rien n’était, car leur activité est souvent fictive, servant uniquement au blanchiment. Quel commerce légal pourrait payer ses loyers pendant six mois sans activité réelle ?
 Nous sommes passés de 20 épiceries de nuit en 2005 à 200 aujourd’hui.
Oui, nous agissons : expulsions dans le logement social, vidéosurveillance, police municipale armée.
 Mais nous avons besoin de leviers législatifs. Aujourd’hui, une fermeture de six mois n’est possible que si une condamnation définitive pour trafic est prononcée. C’est trop lent, trop tardif. Le législateur doit s’emparer de ce sujet. Il est temps de donner aux élus les moyens concrets d’agir face à des commerces qui dissimulent une criminalité puissante.

Étienne Blanc, sénateur, rapporteur de la commission d’enquête sur l’impact du narcotrafic

Pour la première fois en France, un rapport parlementaire complet a été consacré à la réalité du narcotrafic. Fruit de mois d’auditions et d’enquêtes, il a été adopté à l’unanimité du Sénat, tous groupes politiques confondus.
Ce rapport n’est pas resté lettre morte. Il a servi de socle à une loi, adoptée malgré une censure partielle du Conseil constitutionnel. Ce texte constitue une avancée législative majeure, attendue de longue date par les élus, les forces de l’ordre et les magistrats.

Une complaisance culturelle et politique ancienne
Pourquoi si tard ? Parce que la société française a longtemps toléré la consommation de stupéfiants.
Le cannabis et la cocaïne ont été banalisés, parfois glamourisés dans les médias, y compris à travers des figures publiques ou des œuvres cinématographiques. Cette tolérance culturelle a entretenu une forme de déni collectif. Elle a empêché l’État d’assumer une stratégie claire entre interdiction et légalisation.

Un phénomène désormais massif et structuré
Le narcotrafic n’est plus une affaire de réseaux périphériques. Il fonctionne comme une véritable entreprise multinationale, structurée à la manière d’un groupe logistique. On trouve des laboratoires dans des villages de 40 habitants, des points de deal dans toutes les communes, des gamins de 13 ans enrôlés comme choufs, des familles entières impliquées, et des trafiquants à l’étranger qui dirigent leurs réseaux depuis des cellules à Dubaï, Rabat, ou Istanbul.

Trois niveaux d’action contre trois niveaux d’organisation
Le haut du spectre :
 lutte contre les têtes de réseau, le blanchiment, les circuits financiers.

→ Inspirée de la lutte antimafia italienne : statut de repenti, infiltrations, traçabilité bancaire.
Le milieu du spectre :
 ciblage des transporteurs, logisticiens, intermédiaires économiques. 

→ Création de cadres légaux pour l’infiltration policière, désormais permise sans risque d’annulation judiciaire.
Le bas du spectre : 
240 000 personnes vivent aujourd’hui du narcotrafic en France.

→ Casser l’écosystème social qui rend cela possible : interdiction du paiement des loyers sociaux en espèces; résiliation facilitée des baux par les préfets; surveillance renforcée des jeunes enrôlés

Des mesures concrètes dans la nouvelle loi
Résiliation des baux sociaux : possible à l’initiative du préfet, lorsque les bailleurs refusent d’agir.
Saisie des fonds de commerce douteux : les préfets peuvent désormais intervenir.
 Des mesures ont été prises pour contourner l’argument de la liberté du commerce quand il s’agit de façades de blanchiment.
Facilitation de l’échange d’informations : entre mairies, fisc, douanes, police.

Une violence sans précédent
Le narcotrafic alimente une hyperviolence inédite, couplée au trafic d’armes lourdes.
 À Marseille, on parle de salles de torture, d’adolescents brûlés au chalumeau.
 Ces méthodes marquent un seuil de brutalité rarement atteint en France.

Simon Brandt, politologue et élu à Genève


Un système fédéral au service de la subsidiarité
La Suisse est unique : pays multilingue, multiculturel, avec une longue histoire d’indépendance et de pratiques politiques locales.
Son modèle repose sur la subsidiarité : chaque niveau – commune, canton, confédération – traite ce qui relève de sa compétence.
Lutte contre les réseaux internationaux : compétence fédérale
Trafic de rue : responsabilité des polices cantonales
Accompagnement des toxicomanes : relève des communes.

4 piliers pour agir contre les scènes ouvertes
Répression et sécurité : démantèlement des réseaux et occupation de l’espace public
Santé publique : prise en charge médicale, désintoxication, thérapie de soutien
Réduction des risques : distribution de seringues propres et accompagnement dans des locaux dédiés
Prévention et réinsertion : campagnes de sensibilisation et actions en faveur de la réinsertion sociale.

Exemple de Zurich : fermeture d’une scène ouverte
Scène de consommation massive à Zurich, début des années 1990, avec fortes nuisances (santé, salubrité, sécurité).
Fermeture brutale sans accompagnement → réapparition immédiate ailleurs.
Instauration du modèle des 4 piliers : arrestations suivies d’une orientation vers prison, désintoxication, ou prise en charge.
Résultat : :lus de scènes ouvertes, 50 % %e morts en moins liées à la drogue.

La politique des salles d’injection supervisées
9 villes suisses disposent de locaux d’injection avec : distribution de seringues stériles
Contrôle civil – la police ne procède pas à des arrestations à proximité.
Équipe pluridisciplinaire pour l’accompagnement.
Tests des substances consommées (pureté & toxicité).
Genève : fréquentation importante de clients français en quête d’accompagnement introuvable en France.
Ces locaux sont soumis à une exemption de répression sur un périmètre défini. Le deal se tient à l’écart des locaux d’injection.
Approuvés par référendum (souvent à plus de 2/3), ils ont prévenu l’installation de nouvelles scènes ouvertes.

Trafic : la priorité, c’est le crack et l’héroïne
En Suisse, la majorité du trafic de rue concerne cocaïne et héroïne.
Le cannabis demeure clandestin.
La consommation des drogues dures reste le principal défi sanitaire et sécuritaire.
L’arrivée du crack oblige à ajuster : dns certaines salles, des espaces d’inhalation supervisée sont créés pour mieux protéger les consommateurs.

Cannabis : tolérance et poursuite raisonnée
La possession d’une petite quantité personnelle de cannabis est tolérée, voire non sanctionnée.
Les productions artisanales (culture familiale) peuvent être ciblées via des perquisitions.
Les véritables priorités restent les trafics de rue, héroïne et cocaïne.

Urbanisme : prévenir l’installation de commerces suspects
En Suisse, les communes exercent un droit de regard sur l’ouverture des commerces via le plan d’utilisation du sol.
Elles peuvent refuser ceux jugés inadaptés au quartier (ex : commerce suspect de façade pour trafic).

Résultats & consensus durable
Aucune scène ouverte en Suisse, le dealer craint la police sur tout le territoire
Moins de 50 % %e décès liés à la drogue
Locaux d’injection stables : votés à large majorité et jamais remis en question
Un consensus politique fédéral solide, appuyé par référendum.

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