C’est un film qui nous a permis de démarrer 2025… En fanfare ! Dans cette fable sociale et musicale, le réalisateur Emmanuel Courcol met en scène deux frères, séparés dans leur petite enfance, aux destins sociaux opposés. Thibaut est chef d’orchestre international alors que son frère Jimmy, cantiner, officie comme tromboniste dans une fanfare populaire du nord de la France. Le besoin vital de greffe du premier provoque la rencontre entre le prodige qui saute d’un avion et d’une partition à l’autre et le gars bourru de Walincourt à l’oreille absolue… Et c’est, bien entendu, la musique qui va rapprocher les deux frangins anywhere et somewehre. *
Cette métaphore cinématographique optimiste montre qu’il est possible de dépasser l’opposition entre deux conceptions de la culture. D’un côté l’art savant, perçu comme élitiste ; de l’autre, les pratiques populaires. Après des décennies à apporter le meilleur de la culture au peuple, grâce à une politique incarnée par André Malraux puis Jack Lang, via notamment les maisons de la culture, il s’agit désormais de penser une démocratie culturelle enracinée dans les territoires, exigeante dans ses formes, mais surtout partagée par tous. À l’image de la cérémonie d’ouverture des jeux Olympiques de Paris 2024, orchestrée par Thomas Jolly, qui a largement dépassé les oppositions en mêlant garde républicaine et Aya Nakamura, groupe de métal et mezzo-soprano, Céline Dion, french cancan et Camille Saint-Saëns.
Le droit de participer
Dans les territoires, cette ambition se traduit par une nouvelle génération de politiques culturelles et d’initiatives qui cherchent à dépasser la dichotomie entre excellence artistique et ancrage populaire. L’objectif est de sortir d’un modèle descendant, qui impose la culture d’en haut, sans pour autant basculer dans un populisme simpliste. Dans ce domaine, un texte fait référence depuis 2007, La Déclaration de Fribourg qui rappelle ce principe fondamental : « Toute personne a le droit de participer à la vie culturelle, d’en choisir les références et les formes ».
Cette approche s’appuie sur la reconnaissance que la culture ne se réduit pas à une élite, ni à une simple consommation de masse, mais se construit dans l’échange et la coconstruction. La culture populaire possède ses propres valeurs esthétiques, cognitives et politiques, et joue un rôle essentiel dans la communication sociale en abolissant temporairement les hiérarchies. Souvent perçue comme choquante ou disruptive lorsqu’elle émerge, une pratique finit par se voir reconnaître sa légitimité, comme c’est aujourd’hui le cas pour la culture rap et plus largement hip-hop.
De nombreuses initiatives culturelles illustrent cette dynamique avec succès. À Dieppe, c’est le musée qui a battu des records de fréquentation avec une exposition sur le quartier populaire et maritime du Pollet : costumes et mobilier ont côtoyé les représentations dessinées, gravées, peintes ou sculptées aux frontières de l’ethnographie et de l’art. À Marseille, en cet été 2025, les musées explorent le tatouage méditerranéen en croisant archéologie, arts contemporains et cultures de rue. À Rouen, chaque année, un opéra participatif invite enfants et adultes à devenir acteurs du spectacle par la percussion corporelle, le chant et la peinture, offrant une expérience immersive qui renouvelle la relation au genre lyrique. Ces démarches ne visent pas à niveler les pratiques culturelles, mais à les relier, à faire dialoguer les exigences esthétiques avec les pratiques populaires. Les expositions participatives, les opéras coopératifs, les accrochages citoyens sont autant de preuves que la culture se construit ensemble, dans un esprit d’ouverture et de respect mutuel.
Il s’agit désormais de penser une démocratie culturelle enracinée dans les territoires, exigeante dans ses formes, mais surtout partagée par tous
Se reconnaître
Un des moteurs puissants de cette démocratisation culturelle est « l’effet miroir », c’est-à-dire la possibilité pour chacun de se reconnaître dans les œuvres proposées. Montrer des sujets qui parlent aux publics est essentiel. Guidé par « l’impératif de la présence de toutes les personnes qui peuplent notre époque à la fois sur les plateaux et dans les salles de théâtre », le Théâtre national de Strasbourg (TNS) a lancé en avril 2025 Les Galas du TNS qui entend « Rassembler, dans tous les lieux du TNS, des artistes qui, par nécessité et par besoin artistique, ont créé leurs spectacles avec des personnes dont les trajectoires de vie n’ont pas encore rencontré nos plateaux », explique au Monde sa directrice Caroline Guiela Nguyen. Son propre spectacle, Valentina, prend appui sur un travail documentaire avec des migrants qu’elle fait monter sur scène, sans pour autant s’en tenir à la reproduction du réel qu’elle cherche à transcender par la fiction.
À Paris, au Musée de l’histoire de l’immigration, l’exposition Banlieues chéries propose jusqu’en août 2025 une immersion artistique au cœur de l’histoire des banlieues pour dépasser les clichés. Photos, graphisme, installations, réseaux sociaux, chansons populaires, et rap sont ainsi mobilisés… Banlieues chéries attire un large public et se double d’un programme d’événements, du DJ set aux conférences-débats. Elle s’incarne aussi hors les murs dans les territoires avec l’ambitieux dispositif Rebonds. À Vandœuvre-lès-Nancy, L’Odyssée est une performance totale pendant laquelle les artistes, Laurent Boijeot, Valia Kardi, Clément Martin et Jean Chauvelot, déplacent des meubles dans la ville et les habitent. Ces appartements de rue servent autant aux performeurs à vivre, manger, dormir, qu’à accueillir les passants, leur offrir un café, bavarder, partager un repas.
Le droit de choquer
Cette nouvelle approche suscite – très rarement – des polémiques et une instrumentalisation politique, notamment par l’extrême droite. En témoigne la dégradation par des identitaires de l’exposition Nouvelles Reines de Sandra Reinflet présentée à la basilique de Saint-Denis jusque fin avril 2025. Dans cette basilique cathédrale où sont inhumées trente-deux reines de France, Sandra Reinflet a photographié et projeté ces vitraux sur les corps de trente et une habitantes de Saint-Denis et d’Aubervilliers. Tout récemment encore, c’est l’exposition féministe Benzine Cyprine de Kamille Lévêque Jégo, présentée au Centre d’art et de photographie (CAP) NegPos qui fait l’objet d’un incendie attribué à des activistes masculinistes. car c’est ainsi : l’art rassemble, mais aussi questionne au risque de choquer, car c’est sa liberté. En leur temps, les impressionnistes ont défrayé la chronique en peignant des emblèmes de la révolution industrielle et de la vie moderne, que les artistes académiques considéraient comme indignes d’être peints.
Plutôt que de sabrer les budgets parce qu’ils considèrent les artistes comme des adversaires, les politiques ont toutes les raisons d’encourager la création de passerelles entre les pratiques artistiques. Cela demande quelques moyens, mais réconcilier art et fanfare, c’est aussi mettre en musique la promesse républicaine.
* Le film a inspiré à Jérôme Fourquet une note de réflexion : (Re)mettre Walincourt au centre de la carte, téléchargable sur le site de l’Institut Terram https://bit.ly/enfanfarefourquet
Les Drac, incontournables en région
C’est en 1963, bien avant que le concept fasse florès dans les années 1980, qu’André Malraux invente la décentralisation au détour d’une circulaire. Il ne s’agit de rien d’autre que de déléguer des pouvoirs de son ministère à un niveau régional. Ainsi sont nées les Directions régionales des Affaires culturelles (DRAC). La circulaire attendra six ans pour être entérinée par Jacques Duhamel et mise en œuvre à titre expérimental en Île-de-France, Rhône-Alpes, Alsace, Provence-Alpes-Côte d’Azur et Corse. Françoise Giroud généralisera leur existence en 1977.
Telles que Malraux les a conçues, les DRAC concentrent à leur échelle les prérogatives du ministère, du patrimoine à la lecture, en passant par l’architecture et la musique. S’y ajoute son pouvoir de suivi du 1 % artistique – qui institue la création d’œuvres d’artistes-plasticiens contemporains, associée à la création architecturale publique – ainsi que celui des Fonds régionaux d’Art contemporain (FRAC).
Pour être efficaces et proches des bénéficiaires, les DRAC n’en sont pas moins controversées par les artistes et créateurs qui ont le sentiment d’une intrusion des pouvoirs publics dans leurs œuvres.