L’affiche nationale est brillante. Grâce à un petit coup de pouce ajouté au rattrapage de l’année précédente, la ministre Rachida Dati peut se targuer d’avoir porté le budget du ministère de la Culture à 4,64 milliards d’euros. Mais loin des projecteurs nationaux, la réalité des budgets culturels des collectivités locales est beaucoup plus sombre. L’exception culturelle française, brandie dans les organisations internationales, se réduit à une variable d’ajustement dans les budgets régionaux. À l’exception de quatre régions (Hauts-de-France, Normandie, Bourgogne-Franche-Comté et Bretagne), les neuf autres ont sacrifié aux injonctions de l’ancien gouvernement Barnier réclamant « une juste participation des collectivités territoriales à l’effort collectif » et sans perspectives plus florissantes avec le gouvernement Bayrou qui prépare déjà les contraintes budgétaires 2026. Des collectivités territoriales prises dans l’étau de l’impératif gouvernemental et de la diminution de leurs recettes.
Jean Vilar, fondateur du Festival d’Avignon et grand animateur du Théâtre national populaire, revendiquait pour le théâtre un statut équivalent à « au premier chef, un service public, tout comme l’eau, le gaz et l’électricité ». Las, la plupart des collectivités ont été contraintes par « l’obligatoire » au détriment des subventions à la culture. Le coup d’envoi a été de manière spectaculaire donné par Christelle Morançais, présidente de la région des Pays de Loire, avec l’annonce de l’amputation de 73 % des crédits dévolus à la culture. Une décision prise sous couvert de la réalisation de 82 millions d’euros d’économie. En conséquence de quoi, Angers Nantes Opéra – une institution phare de la musique classique – perd près de 350 000 euros (la totalité de sa subvention de fonctionnement) auxquels s’ajoutent 100 000 euros de coupe claire des départements. « Ce retrait va déstabiliser un modèle économique qui avait déjà été fragilisé et pourrait abîmer le fonctionnement de l’Opéra. Qu’il s’agisse de sa programmation artistique mais aussi de sa politique culturelle : les actions pour les lycéens, les projets d’itinérance de notre chœur dans les régions éloignées des grandes villes. Ces actions touchent 100 000 Ligériens dans une centaine de communes de la région », soutient Alexandra Lacroix, directrice générale d’Angers Nantes Opéra.
Attaque frontale
Dans la foulée, la Folle journée de Nantes (307 concerts, 1 800 artistes et 13 000 spectateurs) perd 180 000 euros pour un budget de 4,7 millions. Conséquence sociale du sacrifice financier : 2 400 emplois devraient disparaître. Autant que la réduction drastique de subvention, l’explication fournie par Christelle Morançais, proche d’Édouard Philippe, interroge notamment lorsqu’elle attaque frontalement le monde de la culture en évoquant le « monopole d’associations très politisées qui vivent d’argent public ».
Le ton étant donné, la plupart des régions ont excipé des restrictions pour raboter plus ou moins ce qui relève du « non obligatoire », à savoir la culture et les activités sportives. Dans le Grand Est, elle est incluse dans un poste « Attractivités » et perd 8 %. En Île-de-France, 20 % sont retranchés au point d’inquiéter le Conseil économique, social et environnemental régional (CESER) sur l’avenir réservé au spectacle vivant.
Les départements ont embrayé sur les régions, avec un record pour celui de l’Hérault annoncé au mois de décembre avec une coupe de 43 %. Elle a finalement été ramenée à 3 %, dont 12 % pour le département, les intercommunalités assurant le relais. De même en Haute-Garonne, annoncée avec une coupe de 50 %, la culture s’en est sortie avec un statu quo. En revanche, l’Ille-et-Vilaine a dû se résoudre à ramener les fonds dédiés à la culture de 6 à 3 millions d’euros. « Depuis deux ans, nous connaissons une dégradation extrêmement forte de notre situation financière, comme tous les départements à l’échelle nationale », regrette Jean-Luc Chenut, président du conseil départemental. En cause, la baisse des recettes apportées par les droits de mutation en raison de la chute du marché immobilier, soit 76 millions d’euros en deux ans. Au nombre des victimes, le festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo. Jean-Michel Boulanger qui le préside avait intégré la perte des 27 000 euros de subvention, réduit la voilure et mis un terme aux expositions d’illustrateurs.
À quoi bon vivre si l’on n’a pas accès à la culture ?
Bertrand Veau, vice-président du conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté
À qui la faute ?
En la matière, politiques de gauche ou de droite se retrouvent dans le creuset des économies imposées. À qui la faute ? Les collectivités territoriales financent les deux tiers de la politique culturelle, le ministère de la Culture couvrant la différence. Mais à y regarder de plus près, les communes et les intercommunalités assurent 80 % des dépenses tandis que les départements n’y sont que pour 12 % et les régions pour 8 %. En revanche, 70 % du financement du spectacle vivant est assuré par les régions. Un principe auquel s’accroche Bertrand Veau, vice-président du conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté. « Mais à quoi bon vivre si l’on n’a pas accès à la culture », résume-t-il en espérant que des contraintes à venir ne l’amènent pas à revoir son jugement.
Si la gauche se revendique héritière d’un Jack Lang et la droite d’un André Malraux, les cartes politiques ont été rebattues sous le poids des économies à réaliser et de la flambée inflationniste qui a touché les structures culturelles, notamment la hausse des coûts de l’énergie. Mais aussi sous l’influence des discours anti-élites. Ainsi Laurent Wauquiez, coupant 500 000 euros (autant que la ville) de subsides à l’Opéra de Lyon, au profit d’une décentralisation en direction des endroits reculés de l’Auvergne. « La région capitale représente moins de 20 % de la population française, mais 62 % du budget du ministère de la Culture », s’est-il insurgé en justifiant par là sa vision de la décentralisation. La gauche écologiste se retrouve elle aussi face à ses responsabilités lorsque Éric Piolle, maire de Grenoble, réduit la participation de la ville à sa maison de la culture et ferme un lieu de création de musiques actuelles, jugé trop élitiste.
Réalisme budgétaire ou néo-populisme ?
Faut-il y voir la marque du réalisme budgétaire ou une vague de néo-populisme ? Il est vrai que la démocratisation de la culture reste un objectif à atteindre. D’une étude menée par le ministère de la Culture en 2024, il ressort qu’un peu plus d’un Français sur dix se rend au théâtre, quatre sur dix ne s’assoient jamais dans une salle de cinéma. Une analyse affinée de ces chiffres fait apparaître que le public intéressé est éduqué à hauteur de Bac+ et généralement urbanisé. De quoi apporter de l’eau au moulin de ceux qui mettent en balance une démesure des moyens financiers au profit d’un public somme toute relativement restreint. Un constat qui désole mais ne surprend pas Ariane Mnouchkine, fondatrice du Théâtre du Soleil à la Cartoucherie de Vincennes, en forme d’aveu publié dans Libération : « Une partie de nos concitoyens en ont marre de nous : marre de notre impuissance, de nos peurs, de notre narcissisme, de notre sectarisme, de nos dénis. Nous, gens de gauche, nous, gens de culture, on a lâché le peuple ». Des propos qui ont fait réagir Nicolas Dubourg, ancien président du Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles (SYNDEAC) : « Chaque jour, des compagnies et des artistes travaillent dans les quartiers populaires, en zone rurale, en prison. Que réclament-ils ? Des moyens ». Mais plus que la seule question de l’argent, c’est sa concentration sur le périmètre parisien qu’il met en cause : « À un niveau délirant. Quatre théâtres nationaux sur cinq sont à Paris, l’essentiel des centres dramatiques nationaux et des scènes nationales est concentré dans la banlieue parisienne et une majorité des compagnies et des moyens de création sont en Île-de-France », constate-t-il dans un entretien accordé au Monde.
En région, le Rollmops Théâtre de Boulogne-sur-Mer a annulé la seconde moitié de sa programmation et renoncé à célébrer son trentième anniversaire. Les caisses étaient vides au mois de décembre. La région Hauts-de-France apporte 57 000 euros à cette compagnie « populaire sans être populiste, contemporaine sans être hermétique ». Les votes tardifs des budgets de la ville, du département (amputé de 13 %) et de la région permettent toutefois à son metteur en scène Laurent Cape d’espérer un nouveau lever de rideau à l’automne. Dans la Vienne, le festival de musique Les Heures vagabondes est suspendu. Le Festival du premier roman de Laval a pratiqué les soustractions d’auteurs invités, de temps consacré aux écoles et aux lectures publiques.
Toutes les structures touchées
Les villes ont également sabré dans les budgets culturels. À Paris, le Forum des Images perd les 500 000 euros que lui versait la ville, ajoutés aux 500 000 euros de déficit de l’institution. À Toulouse, les treize centres culturels ont perdu 64 % d’un budget ramené de 380 000 à 136 000 euros, ce qui remet en question la survie de certains d’entre eux. La bibliothèque de la ville s’est vue retrancher 100 000 euros à son fonctionnement avec pour conséquence une baisse de 10 % de son personnel et le licenciement de ses 12 contractuels.
Partout en France, les équipements et initiatives culturels victimes de coupes se multiplient. Les grandes structures ne sont pas épargnées. À Paris, Wajdi Mouawad a annoncé quitter le théâtre national de la Colline un an avant l’échéance, en 2026, alors que la subvention de l’État a été réduite de 500 000 euros. Avant lui, Stéphane Braunschweig avait renoncé en 2023 à briguer un troisième et dernier mandat à la direction de l’Odéon-Théâtre de l’Europe faute des moyens nécessaires à son projet.
Quand l’idéologie s’en mêle
À Hénin-Beaumont, les considérations sont aussi financières qu’idéologiques. L’Escapade a perdu ses murs – repris par la ville – et ses 300 000 euros de subsides municipaux. Ici, « Il y aura du théâtre… Et toute sorte de théâtre d’ailleurs ! Il n’y aura pas que du théâtre où on doit réfléchir. Il y aura aussi du théâtre populaire, pour se détendre, pour rigoler, pour passer de bons moments : il y aura la diversité ! », assume son maire (RN), Steeve Briois réactivant l’opposition factice entre divertissement et réflexion.
En 1966, deux économistes américains, Baumol et Bowen, ont établi une loi fondée sur une évidence : la culture en général et le spectacle vivant en particulier ne peuvent dégager de gains de productivité en raison de la prépondérance des coûts fixes sur les coûts variables. Or, ils sont confrontés aux mêmes conditions que l’ensemble des activités économiques. En conséquence de quoi, leur subventionnement est inévitable. L’exception culturelle française est à ce prix.
Debout pour la culture !
Au début de cette année, ils étaient 40 000 signataires – de Wajdi Mouawad à Joey Starr, en passant par Nancy Huston et Yann Artus-Bertrand – d’un appel lancé par le Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles (SYNDEAC) à la cessation des massacres des budgets de la culture. Ils sont 64 000 à l’heure où ces lignes sont écrites. Inspiré à l’origine par la décision du Conseil régional des Pays de Loire de suppression massive des crédits dédiés à la culture, son champ s’est étendu à mesure que tombaient les votes de budgets des collectivités.
Loin des revendications corporatistes, les signataires mettent en avant leur implication dans la société : « À chaque perte d’emploi, c’est l’accès à l’art et à la culture qui recule pour toute la population française, dans les villes, dans les villages ruraux, dans les banlieues. C’est moins de créations, moins de représentations, moins d’éducation artistique dans les établissements scolaires, moins d’interventions culturelles dans les hôpitaux ou ailleurs ».
La préoccupation des conséquences sociales n’est pas absente : « Chaque fois qu’une coupe budgétaire de 20 000 euros est annoncée, c’est l’équivalent d’un emploi permanent dans une structure culturelle ou d’un emploi artistique, technique ou administratif intermittent, qui est menacé de disparition ».