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Cynthia Fleury «Tout est en place pour que ça explose, et pourtant ça n'explose pas»

Philosophe et psychanalyste, professeure titulaire de la chaire Humanités et santé au Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la chaire de philosophie du GHU Paris psychiatrie et neurosciences. Entretien réalisé par Dominique Sicot
La rédaction
La rédaction
Publié le 2 mars 2022

Le ressentiment est au cœur de votre ouvrage Ci-gît l’amer. Pouvez-vous définir ce qu’est le ressentiment ?

Cynthia Fleury : Cette notion a été développée par plusieurs philosophes. Dans mon travail, je reprends la définition posée par Max Scheler qui parle de « groll », le terme allemand pour signifier cette rumination victimaire, cette forme de fétichisme de la plainte, le fait d’être en boucle autour d’un mauvais objet.

Le ressentiment est un auto-empoisonnement, une impossibilité de sortir de soi. On est pris dans une boucle mortifère de passions tristes, qui va provoquer un grand sentiment d’impuissance, d’autant plus alimenté et fort, qu’il est délirant, fantasmatique.

La personne atteinte de ressentiment va produire systématiquement des non-solutions, de la non-issue. Comme dans les thèses paranoïaques, il y a sans cesse des biais de confirmation de la thèse initiale. Et tout ce qui est proposé comme possibilité de s’en extraire est refusé : « ce n’est pas possible », cela a « déjà été fait », « ça ne marche pas », « ça ne sert à rien », « c’est injuste »…

Cela s’accompagne souvent de la possibilité de jouir, inconsciente ou non, de la mise en faillite de la solution qui est proposée. Voilà ce qu’est le ressentiment, et c’est un sérieux adversaire.

Quelle est la différence entre le ressentiment et la colère ?

CF : Ressentiment et colère ne sont pas assimilables. Le ressentiment est un approfondissement, un enlisement dans la colère et dans l’envie. C’est un affect mêlé : colère, envie et haine combinées.  Le sujet est piégé, il ne peut plus bouger. Le ressentiment devient sa propre finalité.

La colère, elle, n’est pas sa propre finalité. Elle se vit un instant, elle peut servir de déclic, de réveil pour faire quelque chose.

Comment le ressentiment peut-il devenir un mal collectif, affecter toute une société ?

CF : Ce qui protège du ressentiment en dernière instance, c’est le rempart psychique. C’est la capacité d’un sujet de se mettre à distance de son propre désarroi, de son propre ressenti.

Certaines sociétés vont faciliter l’activation de la possibilité de résister au ressentiment. Par l’enseignement de certaines valeurs, par un certain type d’éducation, grâce à des outils pour lutter contre la précarisation économique…

Mais aujourd’hui, nous avons des sociétés qui ont plutôt tendance à activer cette pulsion ressentimiste. Elles l’activent à la fois par du dysfonctionnement et du déficitaire dans le sens où nous assistons au grand retour des inégalités et de la précarisation. Mais elles l’activent aussi par un manque de valeurs, par de la rationalité instrumentale permanente, par la rivalité mimétique, par un comparatisme permanent.

Or le ressentiment est une pulsion de l’égalitarisme répressif comme disait Théodor Adorno, notre manière de nous ressentir égaux c’est d’aller vérifier, de saisir la plus petite différence, et de l’interpréter immédiatement en termes d’inégalités.

Certaines sociétés peuvent même produire des « économies » autour de ces pulsions ressentimistes. Le monde actuel est très émotionnel, au sens où son économie est celle de la marchandisation des émotions. Tout est là pour les activer.

Sans parler de la régulation des réseaux sociaux, qui « misent » littéralement sur le caractère plus profitable des passions tristes. Francis Haugen, ancienne informaticienne de Facebook et lanceur d’alerte, a rappelé que la plateforme a délibérément favorisé par ses algorithmes les « dislike », pour qu’ils apparaissent cinq fois plus que les « like » dans le fil des conversations, notamment parce qu’ils suscitent plus de « clics » de la part des internautes.

Notre économie de l’attention fonctionne ainsi : d’un côté il y a dénarcissisation dans la vie professionnelle et sociétale, par l’activation de la rationalité instrumentale, l’obligation de performance et de concurrence, la pression continuelle, et de l’autre, il y a renarcissisation, par le biais des objets vendus, ou des « cocons » digitaux de divertissement, où chacun tente de restaurer un peu de son sujet, mais jamais de façon durable.

Nous sommes tels des Narcisse blessés, qui de façon très addictogène, très hystérique, tentent de réassurer leur sujet, notamment par la consommation. Notre économie de l’attention se nourrit de l’instrumentalisation de ces insécurités psychiques et émotionnelles, voire de ce ressentiment, de cette tentation comparatiste.

Comme nous sommes tous soumis à ces économies de l’attention, ce qui est individuel devient plus collectif, et la possibilité de voir des mouvements de masse s’organiser ensemble se démultiplie. Hermann Broch a bien montré ce mécanisme, dans son ouvrage sur la folie des masses.

On pointe les réseaux sociaux mais est-ce que certains responsables politiques ne jouent pas également sur le ressentiment ?

CF : Oui, les hommes politiques peuvent avoir tendance à instrumentaliser ces pulsions ressentimistes, car cela demeure assez simple. Nous savons bien qu’il est toujours plus facile de mobiliser les foules par un sentiment de rejet que par l’adhésion. La fédération par le mauvais objet demeure plus efficace, cela va très vite, cela ne demande pas de programme ni beaucoup d’intelligence. Les politiques peuvent avoir de tels réflexes démagogiques. Heureusement pas tous.

La traduction politique de ce ressentiment collectif serait le fascisme ?

CF : Le fascisme ou ses « avatars ». Quand on considère les invariants qui construisent le fascisme, assez bien posés chez Adorno (égalitarisme répressif, conventionnalisme, délire de persécution, délire victimaire, quérulence, servilité autoritaire, agressivité, penchant à la projection, à la manipulation…), on s’aperçoit que cela reste très probant pour définir les positions réfractaires qui sont celles de quantité de petits collectifs actuels.

Adorno va chercher à comprendre les mécanismes de la pensée fasciste, son identification avec le faible, mais surtout le retournement déterminant qu’il s’agit d’opérer. Car le fascisme, dans son acceptation de masse, fonctionne autour de cette vengeance du faible, mais avec une identification – petit à petit – au fort, vengeant les faibles.

« Tout est en place pour que cela explose, et pourtant cela n’explose pas. »

Il faut ce retournement du narcissisme blessé, une forme de restauration narcissique, pour que le fascisme s’installe plus durablement, et avec une violence enfin assumée, alors qu’elle pouvait par le passé se dissimuler, comme toute technique «faible» de défense et de réaction.

A l’approche des échéances électorales, comment évaluez-vous cette menace ?

CF : C’est une question toujours compliquée. Tout est là avec des positions de plus en plus violentes, de plus en plus radicales, un niveau de langage très violent…Tout est en place pour que cela explose, et pourtant cela n’explose pas.

La société française flirte avec cet inflammable depuis dix ou quinze ans, c’est là bien présent avec des manifestations de plus en plus explicites, et pourtant pour l’instant en tout cas, on n’a pas fait ce grand saut dans une présidence extrémiste. C’est contre-intuitif. Pourquoi la France résiste encore alors que d’autres pays ont basculé ?

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