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Jean-Marc Jancovici «En France, le débat sur le nucléaire est plus idéologique que purement technique»

La rédaction
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Publié le 18 novembre 2021

Polytechnicien de 59 ans, professeur à Mines Paris Tech, associé fondateur du cabinet conseil Carbone 4,  Jean-Marc Jancovici préside The Shift Project, un think tank spécialisé sur la décarbonation de l’économie française.

Voix qui fait autorité dans le milieu de l’énergie, il détaille les raisons pour lesquelles il serait imprudent de vouloir se passer du nucléaire.

— Chaque rapport du GIEC nous prévient que la catastrophe climatique est pour demain, et que si on ne fait rien, la situation deviendra irréversible. Qu’est-ce qui est déjà irréversible, qu’est-ce qui ne l’est pas encore ?
Jean-Marc Jancovici :
Une petite partie de la « catastrophe » n’est déjà plus pour demain : les forêts souffrent, 15% des coraux sont morts, la Californie et la Sibérie brûlent de plus en plus, les moussons sont plus longues et les pluies intenses dévastatrices plus fréquentes, et les accidents agricoles se multiplient.

Le plus irréversible concerne l’augmentation de la quantité de gaz d’effet de serre dans l’atmosphère. Après arrêt de nos émissions de CO2, il faudra plus de dix mille ans pour que le surplus de CO2 que nous avons créé s’évacue totalement. La température des océans va augmenter pendant des siècles après la fin des émissions, celle de l’atmosphère ne reviendra pas à son niveau préindustriel avant plus de dix mille ans, et la fonte des calottes polaires va continuer pendant des milliers d’années.

Le climat va continuer à se modifier sur de longues durées, avec des conséquences bien décrites par le GIEC sur les précipitations, l’évolution des récoltes, le débit des rivières, la hausse du niveau de la mer, la dérive Nord-Atlantique, etc. Pour certaines de ces conséquences, la modélisation offre une quantification robuste. Pour d’autres, l’avenir est plus ouvert car il dépendra de notre capacité à encaisser l’adversité, laquelle dépend elle-même en partie de la quantité d’énergie qui sera à notre disposition car c’est l’énergie qui permet de faire face aux situations inattendues. Or, l’abondance énergétique va diminuer elle aussi, au fil du temps, de manière significative. On va donc devoir gérer plus de problèmes environnementaux avec une disponibilité énergétique en baisse. Dans quel délai, on ne sait pas mais je crains que ce moment ne soit pas très éloigné. 

Cette baisse de ressources énergétiques est-elle inéluctable ?
J-M.J. :
La civilisation industrielle n’a été permise que par la sortie des énergies renouvelables. La part de celles-ci dans l’approvisionnement mondial était de 90% il y a un siècle et demi, aujourd’hui la part des énergies décarbonées est de 20%. Celle des fossiles, quasi nulle il y a 150 ans, est de 80% depuis 1974. Or, ces combustibles sont épuisables ; on les consomme cent mille fois plus vite qu’ils ne se forment. La production mondiale de pétrole conventionnel est passée à son maximum en 2008. En Europe, l’approvisionnement pétrolier, gazier et charbonnier est d’ores et déjà contraint à la baisse. La quantité de pétrole disponible pour les Européens devrait baisser d’un facteur deux à trois dans les trente prochaines années, ce qui posera un sacré problème à l’économie. Le gaz et le charbon baisseront aussi. C’est une situation inédite depuis l’avènement de la civilisation moderne. Il sera encore plus difficile de s’adapter au changement climatique dans une société contrainte sur l’énergie.

— L’Agence internationale de l’énergie estime que les énergies renouvelables, notamment le solaire, pourront remplacer quasi entièrement les fossiles d’ici à 2050. Est-ce un scénario réaliste ?
J-M.J. :
Les émissions de gaz à effet de serre n’ont jamais cessé d’augmenter depuis 150 ans malgré l’avènement de nombreuses innovations techniques. Aucune d’entre elles n’a permis la décrue des émissions globales. Sera-ce possible dans l’avenir ? Les scénarisations de l’AIE partent de deux hypothèses qui ne sont en fait que des souhaits : on postule d’une part la disparition des émissions de CO2, et d’autre part le maintien de la croissance. On pourrait faire le raisonnement inverse : s’il s’avère que les renouvelables n’arrivent pas à se déployer à la bonne vitesse, un monde dans lequel des émissions de CO2 baissent rapidement est un monde dans lequel l’économie décroît…

Dans les raisonnements très optimistes sur le solaire et l’éolien, il y a un angle mort, qui est le fait qu’on ne sait pas détacher la production des panneaux solaires et des éoliennes de la disponibilité des combustibles fossiles. Une éolienne ne coûte pas cher aujourd’hui car on a du charbon pour faire la métallurgie, du pétrole pour faire les produits chimiques qui concourent aux éléments de l’éolienne, du gaz pour faire tourner les cimenteries pour les socles en béton, etc, etc. On ne sait pas modéliser ce que coûteraient ces dispositifs sans la mondialisation permise par les combustibles fossiles. Pourrait-on les déployer à la même vitesse ? Cela me paraît peu probable. 

Quel rôle, selon vous, le nucléaire peut-il jouer dans la transition énergétique ?
J-M.J. :
J’ai souvent l’habitude de présenter le nucléaire comme un parachute ventral. C’est-à-dire une marge de manœuvre dont il serait imprudent de se priver quand le parachute dorsal _ les combustibles fossiles _ n’est plus là. Le nucléaire présente l’avantage sur les énergies diffuses que sont le solaire et l’éolien d’être pilotable et très compact. La fission utilise une énergie un million de fois plus dense que la combustion, donc utilise peu d’espace et peu de matière. De plus, le nucléaire est pilotable, capable de fournir de l’électricité à la demande et pas seulement quand les éléments extérieurs le décident.

Le nucléaire a comme inconvénient de demander des compétences pointues et un encadrement institutionnel et technique avancé. Mais l’inconvénient le plus important pour moi, c’est que les technologies actuelles n’utilisent qu’une très faible partie de l’uranium. Les réacteurs utilisent l’isotope 235 qui ne fait que 0,7% de l’uranium alors que l’isotope 238 c’est 99,3% de l’uranium. Du coup, les réacteurs d’aujourd’hui ne permettent pas de répondre à l’objectif d’un nucléaire durable capable de remplacer une partie significative du charbon pendant quelques siècles. Passer à la quatrième génération, ce qui est techniquement possible, libère de cette contrainte sur l’uranium 235, mais cela rallonge de dix ou vingt ans une mise en œuvre à grande échelle

— Pour répondre à l’urgence climatique, les énergies renouvelables ne sont-elles pas plus appropriées ?
J-M.J. :
Les unes n’empêchent pas l’autre. Dans certains pays ou zones géographiques, le recours aux énergies solaire ou éolienne est tout-à-fait pertinent. En France, c’est idiot de s’en servir pour remplacer le nucléaire. Dans les pays qui disposent déjà d’une filière, de compétences et de dispositifs de sûreté, le plus efficace à l’horizon de quelques décennies serait d’accélérer très fortement sur le nucléaire, plus particulièrement sur le développement de la quatrième génération, des réacteurs utilisant de l’uranium 238 ou du thorium.

— Vous savez bien qu’en France, le débat sur le nucléaire est plus idéologique que purement technique.
J-M.J. :
Prendre le prétexte que des gens ont peur de quelque chose qu’ils ne comprennent pas pour décider de ne pas le faire est un raisonnement qui ne me satisfait pas intellectuellement. Je préfère qu’on prenne le temps de leur expliquer. Au bout du compte, ce sera plus efficace que de faire quelque chose dont on est sûr que ça ne marchera pas. Compter uniquement sur l’éolien et le solaire pour avoir un dispositif fiable permettant de se débarrasser à la fois du nucléaire et des fossiles tout en conservant une organisation sociale à peu près stable, c’est-à-dire avec un pouvoir d’achat qui ne décroît pas trop vite, est un pari que je trouve très osé. La fin de cette histoire-là, c’est une déstabilisation sociale forte qui nous amène à un régime politique pas sympathique et des conditions de vie qui ne le seront pas plus. 

— Certains économistes comme Jeremy Rifkin pensent que les renouvelables vont tout naturel­lement remplacer les fossiles parce qu’elles sont moins chères et plus rentables. La solution peut-elle venir du marché ?
J-M.J. :
On ne peut pas comparer stricto sensu le coût de l’éolien et du solaire avec le coût de dispositifs pilotables (charbon, gaz, nucléaire, hydroélectricité). Par une nuit sans vent, comment produisez-vous de l’électricité si vous n’avez que des éoliennes et des panneaux photovoltaïques ? A l’inverse, les jours de grand vent et de soleil, le réseau devra être capable d’encaisser des puissances bien plus importantes qu’actuellement. Il faudra donc des moyens de stockage et un réseau différent pour endurer la variabilité des énergies renouvelables. Si l’on compare le coût de l’ensemble du système, la comparaison reste favorable aux sources pilotables, même chères. Y compris, pour le nucléaire, si l’on intègre le coût du démantèlement des installations.

— Vous faites partie de ceux qui pensent qu’aucune solution n’existera sans un changement radical de nos modes de vie. Mais sobriété ou décroissance sont des mots encore tabous pour les politiques.
J-M.J. :
Pour la majeure partie des politiques, oui. Mais dans la récente primaire des Verts, le mot décroissance a été utilisé. C’est nouveau. Et sobriété est un mot qui commence à sortir de plus en plus. Cela ne veut pas dire que les politiques sont aptes à avoir un débat adulte, on en est encore loin, mais certains prennent conscience que dans l’avenir la marge de manœuvre sera de plus en plus mince et que prononcer le mot sobriété c’est éviter de devoir prononcer le mot pauvreté.

En termes d’économies d’énergie, la sobriété c’est se priver volontairement d’un service. Par exemple, je décide de moi-même de faire du vélo plutôt que d’utiliser une voiture pour des raisons d’écologie, de santé, etc. Alors que la pauvreté, c’est d’être contraint de se priver d’un service. Je me mets au vélo parce que je n’ai plus les moyens de garder ma voiture. Dans les deux cas, un service disparaît ; en l’occurrence, je n’ai plus de voiture. La sobriété est moins déstabilisante pour la société que la pauvreté. Du coup, les politiques auraient tout intérêt à rendre désirable le fait de consommer moins d’énergie plutôt que d’attendre que cela devienne contraint.

— Est-ce cela que vous proposez dans le cadre de votre think tank The Shift Project ?
J-M.J. :
The Shift Project est une structure militante dont l’objectif est de se libérer de la contrainte fossile. On réfléchit comment physiquement mettre la France en ligne avec l’accord de Paris. Atteindre la neutralité carbone en 2050, cela signifie quoi en pratique? Tel est le fil conducteur de notre Plan de transformation de l’économie française sur lequel une centaine de personnes ont travaillé. Aucun parti ne peut réunir autant de monde pour réfléchir à un programme de décarbonation de l’économie cohérent de bout en bout. Nous mettons au débat public ce travail qui n’a pas d’équivalent dans le monde politique, mais en le présentant d’abord aux corps intermédiaires (syndicats, presse, recherche, etc) plutôt que directement aux candidats

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