— En quelques années, vous avez écrit trois livres sur la dette publique. Pourquoi un sociologue s’y intéresse-t-il à ce point ?
Benjamin Lemoine : Ma première rencontre, si j’ose dire, avec la dette intervient au cours d’un stage d’observation, à l’occasion d’un mémoire de master, au sein de la direction des finances d’un ministère. La dette planait comme une menace justifiant toutes les réformes administratives. À l’époque, depuis 2001, la « loi organique relative aux lois de finances », qualifiée de « nouvelle constitution budgétaire », est mise en œuvre. Elle charrie avec elle tout un vocabulaire autour de la performance budgétaire, du cassage des coûts, du contrôle de gestion et d’autres normes rigides qui dépolitisent la gestion des finances publiques et délégitiment l’idée d’investissement dans les services publics ; toujours avec l’idée que l’État doit être géré comme une entreprise privée afin de tenir ses finances. Je me lance dans une thèse pour ouvrir cette boîte noire de la dette au nom de laquelle on met en place ce gouvernement technique de l’économie.
Lorsque je commence, la littérature économique évoque la dette de manière abstraite, quantitative et désincarnée. De l’autre côté, le discours politique était catastrophiste. Or, j’étais frappé par le caractère routinier sinon paisible, en tout cas loin du théâtre alarmiste, des pratiques quotidiennes dont la dette faisait (et fait toujours) l’objet. Pour emprunter, les bureaucraties financières émettent de la dette qui est considérée comme une marchandise attractive pour les prêteurs qui achètent ce support de placement de leur argent. Le débat consiste ainsi à déterminer si la dette « est bonne ou mauvaise ». La sociologie permet un déplacement par rapport à ces formulations. En effet, il s’agit plutôt de comprendre comment ce marché de la dette s’est mis en place et en quoi il a enfermé le débat politique dans une controverse sur le niveau de dépense publique et évacué de la conversation démocratique tout un tas d’autres questions : la monnaie, la réglementation financière, la fiscalité, etc.
« Il s’agit de comprendre comment ce marché de la dette s’est mis en place et en quoi il a enfermé le débat politique dans une controverse sur le niveau de dépense publique »
Le recours à l’histoire et aux archives est décisif : je suis en capacité de décrire comment la mise en marché de la dette n’a rien de naturel mais est un processus institutionnel, social et politique, donc réversible. Enfin, plus récemment, j’ai voulu aller au-delà de certaines fausses frayeurs sur la faillite en allant voir concrètement ce qui se passe quand un État ne paie plus. Je découvre alors tout un univers : le marché des dettes impayées, et le bazar, plus ou moins organisé, de la gestion de ces faillites.
— D’un titre à l’autre, on pourrait penser que vos livres racontent la défaite de l’État face au capitalisme financier. N’est-ce pas plus compliqué que ça ?
B.L. : Effectivement, c’est plus compliqué ! L’État est toujours puissant, ne s’est pas affaissé, mais profondément transformé avec l’évolution de la société politique qui l’a « investi » : l’État architecte, banquier et planificateur de l’économie a été démantelé pour faire place à un État de finances, mis au service de politiques de l’offre et du capitalisme financiarisé. Le fil des trois livres, c’est la recomposition complète de la souveraineté de l’État. Un des symptômes de cette...