— Bien que les déterminants de santé soient multiples, en quoi l’égalité d’accès aux soins pour tous sur tout le territoire est-elle importante ?
François Alla : Les déterminants de santé ce sont, à 80 %, les conditions de vie et de travail, les environnements physiques (l’air, l’eau…) ou sociaux (les relations sociales), les comportements (tabac, alcool, sédentarité…), et à 20 % seulement le soin médical. Alors, pourquoi se soucier tant des déserts médicaux, de l’accès aux soins, au point parfois de réduire la santé à cela ?
L’accès aux soins, c’est le bout de la chaîne. Ce n’est qu’une part minoritaire dans les déterminants de santé, et pourtant extrêmement importante. Car que ce soit en termes d’inégalités sociales ou territoriales – qui sont très fortes en France en matière de santé, d’espérance de vie, de morbidité, de qualité de vie… –, ce sont les personnes les plus à risques de par leurs environnements sociaux, économiques, de par leurs comportements eux-mêmes, conséquences des environnements, qui ont le moins accès aux soins. Or, le système de soins a une fonction de rattrapage, de réduction potentielle des inégalités sociales. La moitié des cas de cancers par exemple sont liés à des facteurs évitables (expositions environnementales, professionnelles, tabac…). Mais il faut les dépister, les diagnostiquer, les prendre en charge… Les déserts médicaux vont pénaliser d’abord ces personnes les plus vulnérables. C’est une double peine : les plus exposés sont les moins pris en charge.
Les déserts médicaux ne sont pas liés seulement à la géographie. Il y a aussi des difficultés d’accès dans des zones périurbaines, ou même des zones urbaines, où il peut être compliqué d’avoir accès à un médecin traitant ou à certaines spécialités médicales… Cela ne se limite ainsi pas à des zones définies comme sous-denses comme cela transparaît des propositions de loi actuelles. Le « désert » est universel. J’ajouterai que le droit à la santé, qui est un consensus social, est un droit aussi à l’accès aux soins. Même si je regrette que l’on ne parle jamais des déserts de prévention, qui sont aussi réels et nombreux…
— Qui doit veiller à cette égalité d’accès aux soins ?
F. A. : L’État a une responsabilité très forte à donner les moyens à tous les acteurs de cette égalité aux soins. Pour moi, cela fait partie du pacte républicain. Par contre, la mise en œuvre de cette égalité ne peut pas relever que de l’État. Parce qu’il n’a pas la compétence : non pas au sens juridique, mais en termes de connaissance, de proximité des populations, de connaissance des particularités locales… Le rôle des collectivités territoriales, acteurs publics de proximité, est essentiel. Et il y a ensuite le rôle des parties prenantes, des populations et des offreurs de soins. Prenons les débats d’actualité sur l’installation des médecins. Le rôle de l’État est de garantir l’accès aux soins pour tous. Mais il faut laisser les médecins (via les associations, les syndicats, les ordres), les collectivités territoriales et les populations concernées trouver des solutions adaptées à leur territoire, et leur en donner les moyens.
« Au-delà du côté humain, l’enjeu est aussi économique. Avec une population en bonne santé […],
il y a moins d’arrêts de travail, moins d’arrêts longue maladie, moins d’incapacités… »
Le même dispositif partout, cela ne fonctionne pas. Il y a des zones où un centre de santé sera adapté, d’autres où une maison de santé sera plus acceptée. Certaines où existe un partage des tâches entre médecins et professionnels qui fonctionne bien, alors qu’ailleurs ce n’est pas le cas. Je suis donc pour que l’État fixe des règles, des principes et surtout donne des moyens, mais laisse les acteurs s’organiser dans le cadre de ce cahier des charges. L’important, ce n’est pas le nombre de médecins sur tel territoire, mais d’assurer une réponse de qualité et de proximité à tout besoin de santé. Que cela passe par un médecin généraliste en ville, par un poste avancé d’un médecin hospitalier, par un transfert de tâches avec un infirmier, ou par la télémédecine… ou la combinaison de ces solutions.
— Quels atouts la bonne santé de sa population offre-t-elle à un pays ?
F. A. : La santé, le soin, l’assurance maladie sont souvent vus comme des dépenses. Or, c’est une richesse. Déjà en termes d’emploi : un million de personnes travaillent dans le secteur de la santé au sens large. Dans la plupart des villes, l’hôpital est le premier employeur de la ville. À Bordeaux, le CHU de Bordeaux compte 14 000 salariés. Le système de santé produit ainsi de la richesse à travers l’emploi généré.
D’autre part, une population en bonne santé, qui se sent bien, c’est aussi une population qui produit de la richesse. Parce qu’elle travaille. Il y a un lien très fort entre la bonne santé de la population d’un côté et la production et la productivité de l’autre. Au-delà du côté humain, l’enjeu est aussi économique. Avec une population en bonne santé, bien dans sa tête, il y a moins d’arrêts de travail, moins d’arrêts longue maladie, moins d’incapacités…Je parle là de la santé économique du point de vue de la population, c’est-à-dire la production de richesse réinvestie dans les services communs, dans la qualité de vie individuelle et collective. Et pas des intérêts particuliers de certains acteurs économiques, comme l’industrie du tabac, des pesticides, de l’alcool, de l’agro-alimentaire… dont les lobbies essaient de nous expliquer que si on interdit les pesticides dangereux, si on améliore la qualité nutritionnelle des produits, si on met un Nutriscore, cela va être la catastrophe ! Pourtant les études montrent que les coûts médicaux et sociaux de ces déterminants dépassent de beaucoup leur apport économique. Par exemple, l’obésité coûte plus de 10 milliards d’euros chaque année à la France. L’alcool plus de 100 milliards, ainsi que le tabac.
— Peut-on dire que la bonne santé des uns est liée à la bonne santé de tous ?
F. A. : On peut évoquer les travaux de James Heckman, prix Nobel d’économie. Une population en bonne santé, c’est aussi l’attention que l’on porte aux publics vulnérables. Dans la population, il y a des publics vulnérables ou vulnérabilisés, pour des raisons très diverses (état de santé, handicap, facteurs socio-culturels, géographiques…). Ces publics vulnérables sont ceux qui sont les plus à risques en termes de santé. En France, entre les 5 % les plus riches et les 5 % les plus pauvres, il y a une différence de plus de dix ans d’espérance de vie ! Quant aux personnes en situation de handicap, elles ont des taux très bas de dépistage de cancers, des délais de prise en charge plus longs par exemple.
Cela a un impact économique. L’ensemble de ces publics vulnérables concentrent une partie des dépenses de santé et des dépenses sociales qui seraient évitables par la prévention et une prise en charge optimales. Or, quand on met en place des actions pour les plus vulnérables, toute la population en bénéficie. Quand on essaie de rendre les établissements accueillants pour des personnes en situation de handicap, tout le monde en bénéficie. Pour donner un exemple anecdotique, quand on fait des trottoirs assez larges pour accueillir un fauteuil roulant, cela favorise aussi le passage des poussettes. Quand on veille à ce qu’une ville soit adaptée aux enfants, avec des espaces verts, toute la population en bénéficie. Dans ma région, par exemple, des travailleurs agricoles sont exposés aux pesticides, dont certains cancérogènes certains. Si pour eux, on travaille à la réduction ou l’arrêt des pesticides les plus nocifs, la population environnante va en bénéficier, car elle aussi sera moins exposée.