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Jérôme Fourquet «Nous arrivons potentiellement à un point de bascule»

Le politologue a restitué au travers de nombreux notes et articles l'état du trafic en France. Il relève un point de bascule lié à une puissance financière croissante des narcotrafiquants et une pression accrue sur les élus locaux, les magistrats et les habitants des zones concernées. Tour d'horizon d'un commerce illicite et violent en pleine mutation.
La rédaction
Elsa AOUSTET, Frédéric DURAND
Publié le 2 avril 2025

— Vous avez exploré le monde du trafic sur le territoire français et noté une prolifération des points de deal, atteignant désormais les villes petites et moyennes, qu’est-ce qui explique selon vous ce phénomène ?

Jérôme Fourquet :

 Je pense qu’il y a un éléphant au milieu de la pièce qu’on sous-estime souvent dans le discours médiatique, c’est celui de la consommation massive. Et comme il y a un marché en croissance et une demande forte, les organisations criminelles se sont installées partout sur le territoire. Cela nous montre à la fois la puissance de certaines organisations et l’ampleur des flux financiers qui sont générés. Mais tout ça n’existerait pas si la consommation de produits stupéfiants de différentes natures, la résine de cannabis, l’herbe ou la cocaïne et maintenant également des drogues de synthèse, ne s’était pas massivement diffusée dans la société française. Récemment, les douanes ont intercepté dix tonnes de cocaïne dans le port de Dunkerque ! Et rappelons que c’est un produit qui se revend au gramme !

La hausse de la consommation explique tout simplement l’augmentation des points de deal qui maillent le territoire. Le trafic s’est organisé pour répondre à cette demande. Alors après, c’est la poule ou l’œuf, on peut également se dire que c’est aussi parce qu’il y a des produits stupéfiants plus facilement accessibles que certains vont s’y adonner. Mais prendre de la cocaïne ce n’est pas tout à fait pareil que de prendre un apéro…

— Le gouvernement communique beaucoup sur la lutte contre le trafic, que pensez-vous des opérations coup de poing qu’il mène dans les quartiers ? Sont-elles utiles et efficaces à vos yeux ? Le ministère de l’Intérieur mentionne avoir démantelé 1 000 points de deal, sur les 4 000 qui existaient en France…

J.F.: L’intensification des descentes de police, comme à Marseille dans certains quartiers, par exemple, correspond à ce qu’ils appellent « la stratégie du pilonnage » : on fait une grosse descente et puis on y revient plusieurs fois dans les semaines qui suivent pour désorganiser le trafic. Tout cela produit tout de même un certain nombre d’effets, en ce sens que même si le trafic n’est pas totalement déraciné, des produits stupéfiants, des armes, de l’argent sont saisis et des gens sont interpellés. Donc, à l’évidence on porte des coups durs au trafic.

Une fois qu’on a dit ça, deux bémols s’imposent, à mon sens. D’abord, si on prend l’exemple célèbre du quartier de la Castellane à Marseille, quand vous consultez la presse locale, vous vous rendez compte que des opérations du même type que les opérations « Place nette XXL » ont déjà été menées depuis des années à échéance plus ou moins régulière tous les deux, trois ou quatre ans. Mais que chaque fois le trafic se réorganise. Et si les résultats affichés par les forces de l’ordre sont spectaculaires en termes de volume de produits saisis, d’argent, etc. trois ans plus tard, on peut refaire à peu près la même prise au même endroit. En stratégie militaire, on appellerait ça un combat de retardement. Cela permet donc d’endiguer momentanément, de perturber l’activité et de porter des coups à cette économie parallèle, mais pas de l’éradiquer puisqu’on voit que les points se recréent régulièrement. Et pourquoi se recréent-ils ? Eh bien, parce que, comme je le disais en réponse à votre première question, il y a une très importante clientèle qu’il faut satisfaire.

« La hausse de la consommation explique tout simplement l’augmentation des points de deal qui maillent le territoire. Le trafic s’est organisé pour répondre à cette demande. »

Deuxièmement, s’agissant des statistiques données par le ministère faisant état de près d’un millier de points qui auraient disparu, il serait faux d’y voir, à mon avis, uniquement la conséquence de l’efficacité de l’action policière et judiciaire. C’est également une conséquence ou une manifestation de l’accélération de la digitalisation de ce commerce comme pour le reste du commerce légal. C’est l’uber shit par exemple. Le point de deal a disparu, parce qu’on livre le produit à domicile, mais pas l’activité criminelle. Notons au passage l’agilité de ces criminels qui savent très bien saisir les opportunités du marché. Donc si on constate une diminution du nombre de points de deal, on ne peut pas l’associer mécaniquement à une diminution de l’ampleur du trafic.

Toutefois, point positif et qui n’est quand même pas anecdotique : si vous demandez aux gens qui résident dans ces quartiers, eux sont très heureux de la disparition du trafic et vivent plus paisiblement, ce qui n’est pas rien.

Mais ça ne veut pas dire que l’argent sale ne continue pas de circuler, ni que les questions en termes de santé publique soient réglées.

— On a le sentiment que le trafic a changé de dimension, est-ce que c’est ce que vous avez constaté dans vos enquêtes ?

J.F.:  : Il faut d’abord bien comprendre que la volonté aujourd’hui de certaines de ces organisations d’entamer un bras de fer avec l’État républicain, de challenger les autorités publiques d’une certaine manière, est tout à fait inédite dans l’histoire de la France contemporaine. Prenez cet exemple, très symbolique, à Marseille, de la fameuse DZ Mafia qui organise sa conférence de presse clandestine en reprenant les codes du FLNC pour indiquer au ministère de la Justice et au procureur qu’elle n’était pas impliquée dans le décès de deux jeunes individus. C’est l’exemple d’une organisation criminelle militarisée qui rentre dans un dialogue avec la puissance publique. Autre exemple, le fameux Amra, dit « la mouche » qui s’est fait interpeller en Roumanie. Il avait eu la capacité d’organiser une opération commando pour l’extraire de son convoi pénitentiaire en laissant derrière lui deux agents pénitentiaires tués sur un péage d’autoroute. On voit également des élus locaux sous la pression des dealers, des membres du ministère de la Justice, des greffiers, des gardiens de prison, des policiers menacés. Ou même des professionnels qui travaillent en lien avec ce type d’affaires. C’est typiquement le cas de ce laboratoire d’analyses médicales qui faisait des tests mobilisés dans le cadre d’enquêtes judiciaires et dont l’officine a été incendiée dans la région sud, sans compter le nombre croissant de commissariats qui sont désormais directement attaqués dans des quartiers qui partent à la dérive.

Nous arrivons potentiellement à un point de bascule. On le voit dans des pays qui ont une tradition régalienne moins forte, un État central moins puissant que chez nous, je pense notamment à la Belgique ou la Hollande qui sont en train de perdre pied face au trafic.

Face à ces défis, je pense qu’il y a quelque chose d’assez sain quand même dans notre pays, c’est qu’il y a un relatif consensus sur l’ampleur du problème et sur la nécessité de réagir.

— Comment réagir ?

J.F.:  : Est-ce que ce doit être dans le tout sécuritaire ? Manifestement, je dirais non parce que sinon le problème aurait déjà été réglé. Ou alors cela veut dire qu’on n’a pas mis tous les moyens nécessaires ? D’où la création de ce parquet spécialisé pour les trafiquants, par exemple, le durcissement des peines qui sont prononcées, ou la systématisation de plus fortes sanctions financières sur les saisies et sur le patrimoine… Donc, on peut sans doute faire plus, mais il faut là aussi, je pense, revenir au point numéro un et s’interroger sur l’ampleur de la consommation. Faut-il dépénaliser parce qu’on n’arrive plus à suivre en termes de réponse pénale ? Faut-il pousser plus loin la logique contraventionnelle et la systématiser à l’encontre des consommateurs ? S’assurer que les amendes soient plus fortes et qu’elles soient honorées ? Mais il y a aussi ce qui commence à être fait, et qui n’avait pas été fait depuis très longtemps, je pense aux campagnes publiques de sensibilisation. Car il y a aussi tout le volet santé publique. Nous avons investi des centaines de millions d’euros, à juste titre, dans la lutte contre l’alcool ou le tabac, et pour ce qui est du trafic de drogue, on est très loin du compte. Sans doute, parce que l’on considère qu’en prenant ce type de position vis-à-vis d’un produit illicite, on acte de fait sa consommation de masse et ce faisant, on avoue son échec. Mais lorsqu’il y a des millions de consommateurs, il faut être réaliste. Et c’est important notamment vis-à-vis du jeune public.

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Octobre 2024. Édition du Seuil



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