ENTRETIEN

Barbara Stiegler Christophe Pébarthe : une folle envie de démocratie

ENTRETIEN - Et si nous retrouvions le goût de la démocratie ?
La rédaction
La rédaction
Publié le 5 avril 2023
Propos recueillis par Dominique SICOT

BARBARA STIEGLER
Professeur de philosophie politique à l’Université Bordeaux Montaigne. Elle est spécialiste de Nietzsche et de l’histoire des libéralismes et de la démocratie. Elle est vice-présidente
du comité d’éthique du CHU de Bordeaux et membre du conseil de surveillance de l’Agence régionale de santé Nouvelle-Aquitaine.

CHRISTOPHE PÉBARTHE
Spécialiste de l’histoire ancienne grecque, est maître de conférences en histoire grecque à l’Université
Bordeaux Montaigne.

— Vous êtes auteurs et acteurs d’un spectacle sur la démocratie. D’où vient votre intérêt pour ce sujet, pourquoi l’aborder en duo et sous cette forme ?

Barbara Stiegler : Nous sommes convaincus que nos disciplines, la philosophie et l’histoire, n’ont pas bien traité la question de la démocratie. Pour l’immense majorité des philosophes, soit le dêmos est associé à une foule qui produit des opinions tendanciellement irrationnelles, soit, sous l’influence des libéraux à partir du XVIIIe siècle, la démocratie est assimilée à la question des individus et de leurs droits.

Chez les grands philosophes de l’Antiquité, Platon est même un adversaire déclaré de la démocratie. Aristote accepte, lui, un régime mixte, avec une dose de démocratie. Mais il y voit le risque de donner le pouvoir aux pauvres,
d’engendrer une guerre entre riches et pauvres. Quant aux philosophes modernes, ils vont défendre le plus souvent soit la République, soit le gouvernement représentatif, mais beaucoup plus rarement la démocratie. Du côté des philosophes contemporains, il y a quelques exceptions, comme le philosophe américain John Dewey, ou Cornelius Castoriadis. Mais c’est à peu près tout. J’ai donc voulu essayer de comprendre pourquoi la philosophie a si mal traité la démocratie.

Christophe Pébarthe : En tant que spécialiste de l’Antiquité grecque,
la démocratie — le gouvernement du peuple sur lui-même — m’a toujours paru extraordinaire. Comment les Athéniens parvenaient-ils à prendre des décisions à plusieurs milliers ? Comment ont-ils réussi pendant deux siècles ce qui est aujourd’hui présenté comme impossible ? Parce que les sujets sont trop compliqués, nous sommes trop nombreux, le territoire est trop grand…

Certains tentent de faire disparaître cette expérience athénienne au nom de soi-disant invariants historiques — la masse qui suit les grands hommes, le cynisme des individus incapables de produire ensemble l’intérêt général… Mais au nom de quoi certains se voient-ils reconnaître le privilège de pouvoir produire l’intérêt général ? Longtemps, une supposée différence de niveau scolaire a été mise en avant pour justifier le privilège de gouverner. L’accès croissant à l’enseignement supérieur fragilise cette justification. Il ne reste plus aujourd’hui qu’un discours inconsistant, évoquant qui un invariant anthropologique — le cynisme de chaque humain —, qui une vague d’individualisme qui toucherait aujourd’hui les sociétés, telle une maladie incurable. Pourquoi tant d’efforts pour prouver l’impossibilité de la démocratie ?

B.S. : Les hellénistes sont souvent philosophes et historiens, comme Jean-Pierre Vernant, Nicole Loraux… notre duo s’est donc naturellement imposé. Nous travaillons ensemble depuis très longtemps, mais nous avons maintenant des livres qui se croisent sur la démocratie et qui permettent de poser la question en allant d’Athènes à l’hôpital, en passant par l’éducation.

Nous essayons de réfléchir aussi sur les formes de notre travail, à la fois sur le plan pédagogique et en direction du public. Cette réflexion sur la forme est aussi une réflexion sur la démocratie. Nous avons commencé par faire des séminaires et des conférences à deux. Nous allons maintenant sur le plateau d’un théâtre. Car la forme théâtrale est pétrie de ces questions : qu’est-ce que le public ? Qui sont les acteurs ? Qui prend la parole ? Cela nous permet d’approfondir cette réflexion sur la transmission, la pédagogie, le partage.

« Les gouvernants gouvernent parce qu’ils sont censés être compétents, élus, avoir des capacités épistémiques qui sont à la hauteur des enjeux »

C.P. : Avec ce spectacle, je voulais aussi essayer de reprendre la syntaxe des grands poètes tragiques du Ve siècle avant Jésus-Christ : Eschyle, Sophocle et Euripide. Selon l’interprétation commune, ces tragédies mettraient en scène des individus, manipulés par les dieux, découvrant trop tard leur destin. En fait, selon moi, ces tragédies montrent que le langage ne parvient jamais à épuiser le réel, à produire une interprétation définitive du réel. C’est le fondement de la délibération démocratique. Celle-ci découle de cette prémisse : personne ne peut prétendre dire vrai tout seul. OEdipe, qui prétend savoir tout seul mieux que les autres, est la victime de la décision qu’il a prise — une condamnation sans appel —, avant même d’avoir lancé l’enquête sur le meurtre du roi. Il apprend trop tard qu’il a tué cet homme sans connaître son identité. Cette situation montre que la décision est plongée dans l’historicité. Elle peut être bonne au moment où elle est
prise, mais plus tard…

— Nous pensons tous connaître le sens du mot démocratie. Mais parlons-nous tous toujours de la même chose ?

C.P. : Lorsque les Grecs inventent le mot démocratie, c’est pour dire la réalité de leur régime, après coup. Le choix du mot était donc un enjeu politique. D’autres étaient possibles, comme par exemple pléthocratie. Mais le sens diffère. Démocratie implique que c’est « le tout » qui gouverne, alors même que la décision n’est pas forcément prise à l’unanimité. Pléthocratie, c’est « le grand nombre » (pléthos), éventuellement la majorité. Les Athéniens ont choisi de dire que finalement, en dépit des procédures de vote, c’est bien le dêmos qui gouverne, alors même qu’il n’est jamais réuni en totalité [sur les 60 000 citoyens, entre 6 000 et 10 000 se réunissaient en assemblée, parfois 12 000 ou 15 000]. Et pour eux, l’obéissance à la décision politique, même lorsqu’on ne l’a pas votée, est associée à la liberté politique : si j’obéis, c’est parce que je n’ai pas réussi à faire qu’une autre décision soit prise, mais je peux toujours continuer à essayer.

B.S. : Ce que nous appelons « démocratie » désigne le plus souvent un système dans lequel le peuple aurait lui-même renoncé à gouverner. Cette fiction, qui est au cœur de notre système politique, a été théorisée positivement comme « le
gouvernement représentatif » et elle s’est imposée, historiquement, contre la démocratie. L’idée est que chaque pays est divisé entre ceux qui sont gouvernés et ceux qui sont gouvernants. Les gouvernants gouvernent parce qu’ils sont censés être compétents, élus, avoir des capacités épistémiques qui sont à la hauteur des enjeux. Et les gouvernés ne gouverneront jamais parce qu’ils n’ont pas les compétences. De nombreux textes en attestent, notamment chez les pères fondateurs de la révolution américaine et autour de la Révolution française. Nous fonctionnons donc sur un malentendu : « nos démocraties », non seulement sont autre chose, mais sont même une machine de guerre contre la démocratie.

Nous essayons de montrer cela tout au long de notre spectacle, de montrer comment cela peut créer de la souffrance. Mais aussi la joie qu’il y a à découvrir et à interroger ce malentendu. Nous travaillons sans cesse le mot — dêmos, kratos, démocratie — à la fois dans les scènes, dans ce qu’elles ont de dramatique, et au travers des désaccords entre les deux personnages. Nous ne sommes pas en train de donner une leçon au public, de l’édifier, mais au contraire de nous tenir dans une distance à nous-mêmes, ironique, voire comique, pour montrer que l’on se débat dans un problème. Par ailleurs, en vertu de cette syntaxe tragique expliquée plus haut, nos dialogues sont sans cesse entrecoupés par la voix du chœur. Ce sont des enregistrements de voix radiophoniques, reprenant toutes ces paroles sur le mot démocratie. Tous ces mots qui s’accumulent portent une vérité historique et, bien souvent, ils traduisent une espèce de doxa académique, de doxa des « élus » et des médias qui nous empêche de réfléchir sur le sujet.

Parmi les derniers ouvrages de Christophe Pébarthe :
– Cité, démocratie et écriture — Histoire de l’alphabétisation d’Athènes à l’époque classique, De Boccard, janvier 2006, 398 p.
– Introduction à l’histoire grecque — xiie-fin ive siècle, Belin, avril 2006, 252 p.
– Monnaie et marché à Athènes à l’époque classique, Belin, avril 2008, 227 p.
– Athènes, l’autre démocratie — ve siècle av. J.-C., Passés composés, mai 2022, 316 p
Parmi les derniers ouvrages de Barbara Stiegler :
– « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, janvier 2019, 336 p.
– Du cap aux grèves — Récit d’une mobilisation. 17 novembre 2018-17 mars 2020, Verdier, août 2020, 144 p.
– De la démocratie en Pandémie. Santé, recherche, éducation, Gallimard, janvier 2021, 64 p.
– Nietzsche et la vie : une nouvelle histoire de la philosophie, Gallimard, Folio essais, octobre 2021, 448 p.
– Santé publique année zéro, (avec François Alla), Tracts Gallimard, mars 2022, 64 p.

— Il y a aujourd’hui des discours très contraires sur la démocratie. Comment les analysez-vous ?

 

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