ENTRETIEN

Jean Viard «Un territoire c'est savoir où l'on est et avoir un projet»

La rédaction
La rédaction
Publié le 13 octobre 2022

— La notion de territoire a beaucoup évolué ces dernières années, notamment avec la pandémie. Quelle définition donneriez-vous du territoire ?

Jean Viard : Il n’est pas simple de donner une seule définition, selon qu’on regarde une carte géographique ou une carte familiale et sentimentale. Depuis la pandémie, les gens essaient de réorganiser leur proximité. Non pas qu’ils n’en sortent pas – ils continuent de voyager – mais ils cherchent à croiser le télétravail, l’école, le marché, le sport, la culture, etc. de manière à reconstituer une forme de communauté, généralement dans des agglomérations de 20 000 à 30 000 habitants. L’archétype qui apparaît après le Covid est celui du bobo-travailleur. C’est la France des résidences secondaires qui se transforme, la ville devenant secondaire avec des citadins présents temporairement trois à quatre jours par semaine. Environ 20 à 30 % des Français sont dans ce modèle-là.

Parallèlement, il y a le territoire des classes populaires en promotion. Ces Français n’ont pas forcément choisi la commune, voire la région, où ils habitent ; ils cherchaient un terrain pas cher à acheter pas loin d’un rond-point sur la route du travail et du collège. C’est la société du populaire périurbain qui a explosé avec les Gilets jaunes. Le point commun avec la société des bobos-travailleurs, c’est le potager. De 60 % à 70 % des Français ont une maison avec jardin. Il y a aussi le groupe des banlieues populaires. Si les gens du Paris haussmannien ont accès à une résidence secondaire, donc une vie sur deux lieux, une partie des habitants de banlieue, venus de l’immigration, ont aussi une maison ailleurs. Il y en aurait un million en Afrique. Comme pour les Bretons ou les Portugais, la maison d’origine est devenue une résidence secondaire où l’on va pour les vacances ou alors, de plus en plus, pour la retraite. Le phénomène est mal connu, mais il faut l’avoir dans un coin de la tête, car eux aussi ont un territoire, un projet de vie qui est de retourner à leurs racines.

— Le territoire est-il celui des racines ou seulement le lieu
géographique où l’on vit ?

JV : C’est très différent selon les régions. Certaines sont très endogamiques
comme la Bretagne ou la ville de Lyon alors que sur la façade méditerranéenne,
la majorité des actifs n’y sont pas nés, soit parce qu’ils ont traversé la Méditerranée, soit pour la plupart parce qu’ils sont descendus du nord. À Montpellier, il y a 74 % de non natifs. Les anciens natifs pauvres, progressivement chassés vers d’autres villes quand on a rénové le patrimoine, ont l’impression d’être exclus. C’est aussi le cas de Bordeaux : quand Alain Juppé a
transformé et amélioré la ville, beaucoup ont dû partir dans des communes extérieures. Cette hétérogénéité du territoire français, on la retrouve sur les cartes politiques.

« Les territoires non désirables sont ceux en deuil industriel. Quand la mémoire de la douleur et de la destruction écrase le territoire, on ne peut rien faire avant un moment. »

En France, il y a des métropoles, environ deux cents, mais 80 % du territoire national sont des forêts et des terres agricoles. Or, les gens n’ont ni le privilège d’habiter au centre des métropoles, ni celui de vivre en pleine nature. La plupart sont entre les deux. Soit, ils sont dans des lotissements sans âme, ils sont souvent en révolte sociale, c’est la base du populisme. Soit c’est la France patrimoniale qui retrouve une vitalité, celle des petites villes qui prospèrent le long du chemin de fer. En fait, deux territoires sont vraiment en crise : c’est l’Île-de-France et la région autour des Bouches-du-Rhône, deux régions très peuplées où il n’y a ni gestion politique, ni aucune pensée globale. Elles sont au cœur de la crise démocratique. Après avoir parlé de Marseille en grand, j’attends du président de la République qu’il lance Paris en grand.

— Vous dites qu’il n’y a pas de territoires abandonnés, mais des territoires sans projets. Qu’entendez-vous par là ?

JV : Il faut commencer par faire des diagnostics territoriaux. L’avenir, c’est de se
demander ce qu’on a su faire et qu’on ne fait plus. Les Italiens font sans arrêt des analyses sur ce qui est incorporé au territoire, du point de vue technologique, mémoriel ou de cohésion sociale. Des régions comme la vallée d’Aspe ou la Vendée l’ont fait : les gens ont discuté ensemble de la façon de se développer et ont trouvé un consensus. Les Vendéens, par exemple, au lieu de regrouper les exploitations agricoles en GAEC, ce qui cassait les familles, ont introduit une seconde activité dans les fermes par la micro-industrie. Cela s’appuyait sur un projet culturel, une certaine idée de la famille. Le territoire, c’est un projet et le fait de savoir où l’on est. Sommes-nous à trois heures ou à une heure d’une métropole ? Dans le premier cas, inutile de rêver à un développement par le secteur numérique, c’est trop loin, il faut trouver autre chose de plus endogamique.

Et puis, le territoire est devenu un objet fondamentalement mobile. On se déplace au fur et à mesure de l’évolution de la vie. Près d’un retraité français sur deux, rêve de déménager. Plus la vie est longue, plus on vit en séquences courtes. On peut retenter sa vie à tous les âges. La pandémie a accéléré cette tendance : deux à trois millions de personnes ont déménagé, deux à trois millions ont changé de travail, un million de couples a explosé. En tout, cinq millions de Français ont changé de chemin.

— Certains territoires ont moins d’atouts que d’autres pour se rendre attractifs.

JV : Les territoires non désirables sont ceux du deuil industriel. Quand la mémoire de la douleur et de la destruction écrase le territoire, on ne peut rien faire avant un moment. Tant que les gens parlent prioritairement de la fermeture de l’aciérie ou de l’usine, l’émergence de projet est difficile. Seul le Nord aime vraiment le monde ouvrier. La région peut se reconstruire sur ça en attirant des projets industriels nouveaux comme les usines de batteries ou autres. Depuis la guerre, ce qui a maintenu les territoires en désir, c’est le tourisme. À la Libération, la France avait l’obsession de devenir moderne, car elle avait été nulle avant. C’est ainsi que nous sommes devenus les leaders du béton, des ronds-points, des voies rapides et de la défiguration des paysages. Aujourd’hui, la notion de désirabilité n’est pas la même pour tout le monde. Les gens veulent incorporer l’esprit des lieux. La pandémie a accéléré le lien entre cet esprit des lieux et la technologie.

Certains territoires sont survalorisés comme le littoral ou le Luberon ; ailleurs, il existe des territoires de conquête, en particulier ceux voués à la forêt. Le plateau de Millevaches est devenu une énorme forêt, tout comme la montagne au-dessus de Digne. Là, il faut avoir une politique explicite de forestation et définir le minimum de services publics que l’on doit y maintenir.

— C’est l’aménagement des territoires plus que du territoire
national ?

JV : Au moment du redécoupage des régions en 2013, je militais pour qu’on donne une métropole à tous les Français. Il fallait dessiner la France en fonction des métropoles, pas en fonction des limites entre le Poitou et le Berry. Le lycéen de la ruralité doit avoir le projet d’aller dans la métropole régionale comme celui de Paris a l’ambition d’aller à New York, Tokyo ou Berlin. Il faut penser comment nos jeunes peuvent passer par ces métropoles, y finir leur formation avant de repartir. Cela fait partie du cursus des hommes et des femmes modernes. Donner une métropole à chaque Français, c’est ce qui donne un sens au découpage. Un droit à la métropole à tous les enfants, c’est un projet politique. Malheureusement, on a donné le pouvoir à des gestionnaires, la politique n’est plus une idéologie, une vision. On l’a vu sous Hollande, mais aussi sous Macron, on peut gouverner la France et aménager les territoires sans même rencontrer les grands penseurs des territoires.

« Les gens ne se sentent pas citoyens, car on ne leur propose pas de projets. Nous sommes dans une période de bureaucrastisation de la politique locale. Naguère élu local à Marseille, j’avais conservé mon métier, mais aujourd’hui ça ne serait plus possible. »

— Est-ce que cela passe par une redéfinition de la démocratie
locale ?

JV : Arrêtons de faire la même politique partout. Il faut d’abord toucher Paris et Marseille. En Île-de-France, personne ne porte le discours des onze millions de personnes qui sont le cœur de l’Europe. Quant à Marseille, on en a fait une immense commune totalement ingouvernable. Si les quartiers nord avaient une mairie de plein exercice au sein du conseil des maires de la métropole, le maire des quartiers nord aurait plus d’importance que celui d’Aix-en- Provence. Est-il normal qu’il n’y ait pas de transports scolaires et de services techniques de base dans ces secteurs ? Marseille est une crise, comme Paris.

Ailleurs, à Lyon, Bordeaux ou Montpellier, les communautés de communes, les politiques métropolitaines fonctionnent plutôt bien. Mais je serais pour la création de deux mille communes supplémentaires dans les grandes villes. Il y en a trop à la campagne et pas assez en agglomération. À Toulouse par exemple, le Mirail a tous les ingrédients pour devenir une commune autonome. La citoyenneté se construit si le territoire a un sens. Les gens ne se sentent pas citoyens, car on ne leur propose pas de projets. Nous sommes dans une période de bureaucratisation de la politique locale. Naguère élu local à Marseille, j’avais conservé mon métier, mais aujourd’hui ce ne serait plus possible, tous ces gens sont devenus fonctionnaires. La politique doit être un esprit civique. Les seuls qui sont encore des politiques, ce sont les populistes qui ne cherchent pas à gouverner les choses, mais les imaginaires.

POUR ALLER PLUS LOIN

  • La France telle que je la connais (chroniques)
    Jean VIARD, collection Le 1 en livre, éditions de l’Aube, 2022.
  • L’Implosion démocratique
    Jean VIARD, collection Monde en cours, éditions de l’Aube, 2019.
  • Un nouvel âge jeune ? Devenir adulte en société mobile
    Jean VIARD, collection Monde en cours,
    éditions de l’Aube, 2019.
Jean-Jacques BOZONNET

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