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«Les réseaux sociaux, agora des citoyens et forum des idées folles», par Benjamin Morel

La rédaction
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Publié le 6 avril 2022
Le politologue analyse le rapport des politiques aux réseaux sociaux et, s'il leur reconnaît un potentiel démocratique estimable, il en dénonce un usage déplorable. Il soulève en outre une question de souveraineté puisque « le droit qui régit l’existence des réseaux sociaux n’est pas le droit français, ceux-ci représentent un élément d’extraterritorialité du droit américain ».

Le rapport que nous entretenons aux réseaux sociaux est ambigu. Lieux d’expression de tout un chacun, ils sont devenus l’instrument d’une nouvelle horizontalité démocratique, permettant à n’importe qui d’interpeller députés, ministres… et parfois de se voir répondre. Un flot de propos non hiérarchisés vient donner le sentiment d’une parole plus égalitaire, mais aussi d’un monde où la vérité de l’information n’existe pas. Un univers où ne cohabitent que des avis, des opinions, dont la hiérarchisation, non seulement ne saurait s’entendre, mais même s’organiser. S’il s’y trouve parfois du génie, qui sans eux n’aurait jamais vu le jour, il se tapit souvent dans la fange. Face à ce qui est donc devenu un espace de liberté sans limites, et parfois sans principe, il est tentant de souhaiter réguler, voire de rêver à l’époque où il n’existait pas. Toutefois, il ne faut faire des réseaux ni un Pandémonium ni un Sénat des anges. Comme tout instrument, ils sont ce que nous en faisons. Or, si leur potentialité démocratique est intéressante, force est de constater que notre usage en est déplorable.

Les réseaux sociaux, instruments de fragilisation de nos démocraties

Les réseaux sociaux représentent des espaces privés, en règle générale de droit californien. Cette définition préalable, très juridique, est nécessaire pour comprendre les problèmes qui vont suivre dans cet article. En effet, les réseaux sociaux sont souvent confondus avec un espace public. Les opinions s’y rencontrent et s’échangent. Des hommes politiques y déclarent leur candidature ou annoncent leur programme. Pourtant, nous ne sommes pas là dans un espace public où le législateur national peut poser des règles en étant sûr qu’elles soient appliquées. Parce que le droit qui en régit l’existence n’est pas le droit français, les réseaux sociaux représentent un élément d’extraterritorialité du droit américain. Certes, les entreprises peuvent jouer le jeu en appliquant le droit français… mais les moyens de les y contraindre sont limités. Par ailleurs, la liberté d’expression qui y règne est réglée et bornée par leurs conditions générales d’utilisation. Le cas de la suspension de Trump sur Twitter est topique. Que l’on s’indigne qu’il ait été suspendu, ou qu’il ne l’ait pas été plus tôt, l’argument de la liberté d’expression démocratique tombe à côté. Le seul argument qui vaille, dans cet espace privé, est le bon respect d’une charte commerciale. Surinvestir un champ d’expression dans les mains de multinationales est en soi une erreur. On peut, là encore, s’émouvoir, s’indigner et demander à transformer ces espaces en espaces publics — à défaut de nationalisation, on voit mal comment —, et quand bien même, ce serait alors l’affaire de Joe Biden et du Congrès. Nous en viendrions donc à débattre dans un espace public aux règles posées par le gouvernement américain. L’autre solution serait de créer un réseau social national. C’est la même logique de contrôle qui pousse Donald Trump à son propre support. Encore faut-il que les Français jouent le jeu.

Le second problème des réseaux sociaux est qu’ils n’ont pas été conçus pour nous ouvrir aux idées de l’autre ; à des mondes de pensées qui ne sont pas les nôtres. Au contraire, pour que les bandeaux publicitaires rapportent, il faut que vous restiez le plus longtemps en ligne. Pour ce faire, il faut que vous soyez exposés à des informations qui vous intéressent. Si vous consultez des sites végétariens, il y a peu de chance que l’algorithme fasse remonter à vos yeux la rétrospective de Maïté. Si vous regardez quelques vidéos sur la Terre plate, il est probable que l’on vous en propose d’autres, jusqu’à ce que vous pensiez le monde peuplé de platistes vivant sur le dos d’une tortue. Il en va de même si vos centres d’intérêt se nomment Jean-Luc Mélenchon ou Éric Zemmour. L’information qui remonte n’est donc pas susceptible de donner à penser de manière critique, mais au contraire de conforter les convictions de celui qui y est exposé. On entre alors dans une boucle informationnelle. Par ailleurs, ces réseaux sont sociaux. Or s’il y a des chances que vous soyez le seul inconditionnel de Jean Lassalle dans votre entourage, il en existe d’autres comme vous en France. Alors que votre solitude vous poussera au débat, Twitter et Facebook vont vous permettre de rencontrer des semblables, et donc de former des communautés confortant, et non confrontant, leurs convictions. Les réseaux sociaux favorisent ainsi une information en silo, à laquelle s’abreuvent des France étanches, s’ignorant ou n’ayant, pour paraphraser Nizan, que la haine pour lien.

Serions-nous responsables de nos propres turpitudes ?

Tout ce que nous venons de dire est vrai, mais n’épuise pas le procès que l’on fait aux réseaux sociaux. Certes, ces critiques sont exactes, mais elles sont par ailleurs à relativiser. La plupart des Français naviguant sur les réseaux sociaux regardent en boucle des vidéos de chatons faisant de la balançoire ou de recette de brownies aux haricots rouges, diététique et diurétique. Pas certain que la nation y gagne grand-chose, mais de là à y voir un danger pour la démocratie… La sociologie des réseaux sociaux nous apprend que ceux qui y parlent de politique sont en réalité des personnes déjà très politisées, voire des militants. Parce que leur base sociologique est plus jeune, on trouve par ailleurs des militants des sphères politiques les plus radicalisées. Ainsi se structure un champ d’affrontement où, par définition, la violence des propos le dispute à la stérilité des échanges. Rien à voir avec un marché où l’échange vise à convaincre l’électeur, là des militants débattent avec des militants, et se comptent, à coups de « likes » ou de « retweets ». Pas de quoi fouetter un chaton qui fait de la balançoire donc… sauf que les réseaux sociaux ne restent pas calfeutrés dans leur boîte.

Le post Facebook ou Twitter ne reste en effet pas longtemps sur Facebook ou Twitter. Il est rapidement repris comme une information. Les chaînes de télévision en continu passent ainsi de longues heures à commenter une prise de position d’un homme politique répondant à un illustre anonyme. Les vidéos prises à la sauvette y circulent et finissent au 20 h. Un sujet va voir son intérêt jaugé par les rédactions au regard du « bruit » qu’il fait sur les réseaux sociaux. En soi, la chose est absurde au regard de leur manque de représentativité. La distance entre l’internaute commentant l’émission en direct et les téléspectateurs n’est toutefois pas perçue par les journalistes et les politiques qui justement appartiennent à ces communautés d’informations. Surinformés et surinvestis en politique, ils voient dans les réseaux un outil comme un autre qui structure leur conception du monde et qu’ils communiquent à l’opinion. Les réseaux sociaux étant le seul retour direct sur leur activité, ils exercent une forte pression conduisant à penser la hiérarchisation de l’information au regard de l’intérêt et des bulles qu’ils forment. Dominés par les militants les plus radicaux, les réseaux ne poussent ni à la diversité des thèmes abordés ni à la nuance. À cela, il faut ajouter un jeu d’allers-retours avec les médias audiovisuels. Si la télévision s’abreuve des commentaires des réseaux, les séquences télévisées sont reprises et commentées sur ces mêmes supports. Pour les hommes politiques ou personnages publics qui veulent utiliser cet  instrument et y réussir, le passage télévisé doit donc percer le brouillard informationnel composé de plusieurs centaines d’heures de débats politiques par jour. La position caricaturale, le « clash » a alors plus de chance de faire le « buzz ». Ainsi le monde médiatique s’ensauvage-t-il non seulement en suivant les réseaux, mais aussi en y pénétrant. Là encore, pour le monde politique, cette stratégie est en grande partie vaine. Le public des réseaux n’est pas représentatif de l’électorat. Les « followers » ne font pas les électeurs. Toutefois, la résonance sur les réseaux peut permettre d’espérer une considération par les médias. Or s’il est une règle, c’est que les électeurs votent plus facilement pour des personnes qu’ils connaissent. Ainsi, un petit monde que politiques et médias s’ingénient à prendre pour « le Monde », s’impose au cœur du débat public et dans les chaumières des Français.

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